J’étais au Parc Maisonneuve pour suivre les migrations lorsque je suis tombé sur ce que je croyais être un butor d’Amérique, mais ne parlons pas tout de suite du butor. C’était une journée comme les ornithologues amateurs en voient peu, une où certains arbres deviennent une scène de festival où se produisent les plus grands chanteurs de la planète. Dès l’entrée, nous avons bien dû voir six espèces de parulines passer sur la même branche. Paruline jaune, à tête cendrée, à flancs marrons, obscure, à joues grises, à gorge orangée…
Dans son essai Habiter en oiseau, Vinciane Desperet explique que les scientifiques se sont longtemps demandé ce qui expliquait le chant des oiseaux. Pourquoi chanter si fort ou porter des plumages éclatants, au prix d’ameuter tous les prédateurs du quartier ?
Longtemps, les spécialistes ont mis ces attributs sur le compte de la régulation. Il s’agissait, pour les mâles des espèces chanteuses, de faire valoir leurs droits de propriété sur un territoire. Selon la définition donnée par le zoologue américain Galdwyn Kingsley Noble en 1939, le territoire aurait été “n’importe quel lieu défendu”. Pour Kingsley Noble, les oiseaux étaient comme ces propriétaires de banlieue qui refusent de voir un enfant marcher sur leur gazon, à la différence qu’ils auraient exprimé ce droit régalien par d’éclatantes mélodies.
Il a fallu attendre les travaux de Margaret Nice pour avoir une meilleure explication. En fait, non. Margaret Nice observait déjà les oiseaux au début du 20e siècle, mais ses travaux n’ont été reconnus que très tardivement. C’était une femme, dans un monde d’hommes qui n’avaient rien à faire de ses interventions.
Une science masculine
Nice avait peut-être vu que ses estimés collègues masculins ne faisaient que plaquer sur les oiseaux une représentation de leur propre société fondée sur la propriété privée, la nation et l’autorité patriarcale. Peut-être aussi s’était-elle contentée de les observer honnêtement, sans préjuger de leurs mœurs, mais elle put se rendre compte que les oiseaux qu’elle suivait ne se comportaient pas comme des propriétaires terriens.
Son article le plus monumental fut publié en Allemagne dans le Journal für Ornithologie en deux livraisons de 1933 et 1934. Pour y arriver, elle dût être parrainée par deux hommes. Il peut paraître étrange qu’un article aussi important doive trouver refuge dans l’Allemagne nazie pour être publié, mais toutes les revues américaines de zoologie l’avaient refusé.
Un butor
C’est une particularité du Parc Maisonneuve mais, pour mes sorties ornithologiques, j’emprunte les mêmes sentiers que les gens qui se masturbent dans les bosquets. L’ami qui m’accompagnait était d’ailleurs tombé sur un de ces étranges oiseaux, pantalon baissé, quelques jours auparavant. C’est bizarre de se dire que ce sont des individus de la même espèce qui ont construit les pyramides.
Peu importe, la journée d’observation était une réussite. En plus des différentes espèces de parulines, j’avais pu observer un piranga écarlate, une petite buse, poursuivie par deux corneilles, et un rare moucherolle à ventre jaune. Celui-là ne s’arrête pas souvent ici. Il hiverne en Amérique Centrale, mais il préfère passer l’été parmi les tourbières du Nord et les épinettes noires qu’aimait tant Serge Bouchard.
Au détour du sentier, cette fois-ci, nous ne sommes pas tombés sur un masturbateur en pleine besogne, mais sur des policiers, micro-oreillette et attirail bien exhibé, qui se tenaient au pied de grue dans le Jardin Botanique voisin. Seule une clôture Frost nous séparait de la force constabulaire, et je ne savais pas trop à quoi pouvait penser le policier qui nous avait vu sortir des buissons avec nos jumelles à quelques mètres de lui.
Au loin, des projecteurs et des réflecteurs de télévision éclairaient un homme en complet bleu qui faisait une annonce devant une foule installée près de l’étang du Jardin. J’ai pris mes jumelles pour regarder. C’était le Premier Ministre François Legault. J’ai alors dit à mon ami : “C’est le Premier Ministre François Legault.”
Au même moment, un son est sorti de derrière le policier, dans les quenouilles : le cri du butor d’Amérique. Quoi ? Un butor, ici ? Qui chante en plein jour ? Le butor est une sorte de héron, un as du camouflage qui n’est pas aussi rare que les premiers ministres, mais beaucoup plus difficile à voir. Son cri étant surtout émis au crépuscule, c’était étonnant de l’entendre, mais pas impossible, vu le branle-bas.
La conférence de presse l’avait sans doute dérangé. L’environnement était propice. L’étang, les quenouilles... Je me suis mis sur la pointe des pieds avec mes jumelles pour essayer de voir derrière l’agent. J’entendais bien le butor à travers le discours du Premier Ministre, mais je n’arrivais pas à le voir…
Il existe une règle ornithologique non-écrite comme quoi il faut deux ornithologues pour confirmer un chant d’oiseau inusité. Je me suis tourné vers mon collègue : “Tu l’entends ?
— Je l’entends.
— On note.”
Importance de la liste
L’ornithologie amateure a connu trois grande révolutions au cours de son histoire. La première survint vers 1893 lorsqu’un fabricant de microscopes, Carl Zeiss, prêta à son ami zoologue Ernst Jäckel une sorte de double télescope qui lui permettait d’observer les animaux de loin. À partir de l’invention des jumelles, les ornithologues purent enfin abandonner le fusil comme principale méthode de rapprochement (les collections taxidermisées des musées d’histoire naturelle témoignent encore de cette glorieuse époque).
La seconde révolution fut celle initiée par Roger Tory Peterson à la publication de son premier Field Guide en 1934. Cette parution susciterait une grande période de démocratisation de l’ornithologie. Peterson irait plus loin en 1953. Avec son collègue James Fisher, il parcourrait 30 000 miles en une année pour observer 572 espèces d’Amérique du Nord continentale. Ce serait le premier Big Year, une épreuve qui consiste à observer le plus grand nombre d’espèces dans une aire géographique donnée en une seule année. Le présent record mondial est détenu par le néerlandais Arjan Dwarshuis depuis 2016 avec 6852 espèces observées à travers le monde en 366 jours (2016 étant une année bissextile).
La troisième révolution survient quand l’Université Cornell lance son projet de science citoyenne eBird en 2002. Ce site web, depuis devenu une application pour les téléphones déclinée en plusieurs versions comme Merlin, pour la reconnaissance des chants d’oiseaux, permet à une nouvelle génération de compiler beaucoup plus facilement des listes et de les partager en temps réel. Cette invention confirme la tendance quantitative initiée par Peterson : l’ornithologue amateur cherche à les noter tous. C’est pour cette raison que nous tenions autant à notre liste et à notre butor du Parc Maisonneuve.
Vie d’un bruant
Dans son article du Journal für Ornithologie, Margaret Nice prend le chemin inverse de l’approche quantitative mise de l’avant par Peterson et écrit l’histoire de vie d’un seul bruant chanteur sur plusieurs années. Voir mieux plutôt que voir plus : jour après jour, elle a suivi ce bruant, pour se rendre compte que ce petit oiseau commun des banlieues d’Amérique vivait dans un monde bien différent du nôtre. Il existait, bel et bien, une territorialité chez cet oiseau, mais elle n’avait rien à voir avec celle que nous connaissons. Comme l’explique Desperet :
Chaque territoire comporte une aire de nidification et de nourrissage, mais autour de cet espace, une aire alimentaire plus vaste semble constituer une “propriété commune” où tous les oiseaux du district viennent se nourrir sans être inquiétés.
Plus encore, ces territoires ne semblent pas parfaitement étanches, et varient en fonction du temps et des périodes de l’année. Ce que découvre Margaret Nice, avec son bruant chanteur, c’est qu’il défend davantage son territoire au printemps, mais qu’en hiver il ne se formalise pas des allées et venues. Il ne vit pas pour autant sans territoire, au gré du vent, il a son chez lui, même s’il fluctue et accueille parfois les étrangers.
Un territoire chanté
Inspirée par Margaret Nice, Desperet en vient à imaginer le territoire des oiseaux comme une “matière à expression”, un espace chanté. Pour elle, les structures formées par la territorialisation permettent à une société d’oiseaux d’exister. “Les territoires seraient des formes qui engendrent et façonnent des affects, des relations, des manières d’organiser en son sein.”
C’est pour cette raison que les oiseaux d’une même espèce, pourtant territoriale, se rejoignent pour se diviser ensuite.
Les parulines obscures que j’entendais ce matin-là étaient toutes installées dans un coin minuscule du Parc Maisonneuve : à l’entrée, dans un bosquet d’une dizaine de peupliers. Ce comportement n’aurait aucun sens s’il s’agissait seulement de séparer les ressources.
Il arrive même que certains oiseaux se regroupent grâce aux territoires chanté par d’autres. C’est le cas, par exemple, des roitelets qui, dans les forêts du Maine où ils hivernent, se divisent le jour pour se nourrir et se retrouvent le soir grâce au chant des mésanges à tête noire. Le petit roitelet gèlerait dans la nuit glaciale s’il ne pouvait se tenir serré contre ses congénères.
Économie verte
Ce jour-là, François Legault était devant les journalistes réunis au Jardin Botanique pour annoncer son “Plan pour une économie verte”. C’est “dans ce cadre enchanteur”, pour reprendre les mots du journaliste de TVA, que le Premier Ministre annonçait avoir identifié “60% des mesures pour la réduction des GES”. C’est mieux que rien, diront certains.
Le réchauffement climatique est un cataclysme qui affecte bien sûr les oiseaux, mais pas autant encore que les pesticides et la destruction des habitats, qui ont contribué à éradiquer près de 30% des populations nord-américaines depuis 1970. C’est d’ailleurs le sujet d’un des tout premiers grands ouvrages du mouvement écologiste, Silent Spring, publié par Rachel Carson en 1962 :
Dans des régions toujours plus vastes des États-Unis d’Amérique, le printemps arrive seul sans ses habituels courtisans ailés. L’aurore est étrangement silencieuse quand elle était jadis emplie de la beauté des mélodies d’oiseaux. Cet étouffement soudain de leur chant, cet effacement de leurs couleurs, de leur beauté et de l’intérêt qu’ils donnent au monde est arrivé subitement, insidieusement, et dans l’ignorance la plus totale des communautés qui ne l’ont pas encore vécu.
Carson était une idéaliste, et elle s’imaginait que, si des communautés entières ne s’apercevaient pas encore de la disparition des oiseaux, c’était parce qu’ils ne disparaissaient pas partout au même rythme. À mon avis, c’était plus une question d’écoute. Le monde est empli de ces signifiants que personne ne veut voir, sentir ou entendre. Si tous les êtres humains savaient reconnaître le chant de la grive solitaire, ils en verraient non seulement la beauté complexe et montante, mais comprendraient le désastre que serait sa disparition.
Temps et territorialité
Dans des travaux publiés après l’article du Journal für Ornithologie, Margaret Nice s’intéressa à la vie de ses poules. Après des heures d’observation, elle découvrit que ces dernières suivaient un ordre du jour très précis pour se nourrir. Un comportement semblable se retrouve chez les oiseaux chanteurs pour ce qui est des scènes d’expression.
Certains perchoirs sont utilisés tour à tour par plusieurs individus d’une même espèce, comme le serait une scène de music hall. Se succèdent alors les chanteurs, qui montrent leur plus beau plumage aux femelles et aux mâles des alentours. Comme dans les spectacles humains, les meilleures heures sont réservées aux meilleurs chanteurs. C’est une hiérarchie expressive et les oiseaux habitent le temps quand ils se partagent l’espace.
Carson, dans son livre, s’émeut de la disparition de la beauté du monde, mais c’est à se demander si l’être humain est le seul à percevoir cette beauté. L’oiseau chante, admire les couleurs, son territoire habité est un territoire qu’il embellit par son chant.
Comme l’explique le géographe Claude Raffestin, le territoire est une segmentation de l’espace produite par le travail, c’est un “espace travaillé”. Pour l’être humain, ce travail vient de ses échanges, de ses pratiques sociales et économiques, mais aussi de son imaginaire et de ses représentations. Pour l’oiseau, c’est le chant qui joue ce rôle.
L’homme blanc et sa territorialisation
C’était une grosse journée pour François Legault. Après l’annonce de son “Plan pour une économie verte” au Jardin Botanique, il avait pris le temps d’écrire sur Twitter une note de lecture à propos du nouveau roman québécois de Biz :
J’ai lu L’Horizon des événements de Biz. Prof de littérature et écrivain anxieux. La censure anti-blancs, anti-vieux et anti-nationalistes dans le monde universitaire. Tendre et touchante relation avec ses 2 enfants ados. Quel humour! Quel style! Gros coup de cœur! À lire!
Vaguement devenu romancier, Biz est mieux connu pour être à la tête d’un des pires groupes de rap de l’histoire du Québec. Loco Locass est un groupe dont le commerce a été la dilution crétino-nationaliste et blanche d’un genre noble dans une sorte de péquisme musical afin de le rendre digestible pour des profs de littérature sans talent qui ont enfin pu mettre des paroles de chanson à l’étude en disant à leurs étudiants : “regardez, il y a de la poésie dans le rap que vous écoutez, les jeunes!”
Dans les faits, aucun jeune n’a jamais écouté Loco Locass ou, quand c’est arrivé, le jeune était déjà vieux.
On comprend ce qui a pu rejoindre François Legault dans l’œuvre de Biz : une même rancœur, un même amour pour une idée du Québec comme espace national à défendre, l’image même de la territorialité que se faisaient les adversaires de Margaret Nice. Pour certains nationalistes, chanter le Québec, c’est toujours le protéger d’un autre ou d’une contamination : l’Anglais, l’immigrant, le woke…
C’est d’ailleurs ce qui m’étonne toujours autant en relisant les poètes indépendantistes québécois des années 1960-1970. Ceux-là avaient compris que le territoire qu’ils souhaitaient imaginer devait se prolonger dans un espace ouvert. Je pense à un poème comme “Arbres” de Paul-Marie Lapointe, où le territoire devient cet espace nommé de tous les arbres et de leurs usages. Baudelaire avait raison d’écrire que le poète est semblable au prince des nuées. Paul-Marie Lapointe habitait le Québec en oiseau, tandis que François Legault l’habite en imbécile.
Je suis rentré chez moi pour compiler ma liste. 46 espèces en trois heures. Le Parc Maisonneuve agit comme un entonnoir dans la ville de Montréal. Tous les oiseaux de passage à des kilomètres à la ronde doivent s’arrêter dans les quelques espaces verts encerclés par la ville. Contrairement aux champs, qui sont souvent aspergés de pesticides, ces lieux de verdure et leurs mystérieux bosquets sont des refuges pour nos voyageurs.
C’est pour cette raison qu’ils en font leur territoire, pour un moment ou pour l’été. Quant à notre étrange héron parmi tous ces migrants, mon ami a reçu un message deux jours plus tard de la part de quelqu’un qui s’occupe des listes eBird. Le message explique qu’il y a une balançoire, au Jardin Botanique, équipée d’un système immersif qui fait jouer des enregistrements sonores. Parmi ceux-ci : le cri du butor d’Amérique.
Et moi qui allais justement vous dire combien j’ai ri à la lecture de ce même passage! Très lucide! Et je suis prof de littérature, je n’ai pas d’égo...
Bonjour, j'aime beaucoup vous lire généralement. Je ne suis pasamateur de rap non plus, mais votre commentaire sur Loco locass témoigne de votre ignorance en cette matière. Ce groupe a eu des milliers d'adeptes et leur écriture engagée a certainement contribué à une meilleure connaissance de notre histoire et de la lutte des francophones au Québec dans une mer anglo auprès d'une génération encore ignorante de son histoire. Merci de continuer à commenter l'actualité sur les sujets que vous connaissez bien!