L’ouverture de ChatGPT au public dans les dernières semaines a suscité une petite commotion dans le monde de l’enseignement. En France, le logiciel d’Elon Musk a été en mesure de passer les examens du barreau. Partout à travers le monde, des professeurs anxieux ont jeté en pâture leurs examens à la Créature pour souvent se rendre compte qu’elle était meilleure que la majorité de leurs étudiants. Quel avenir pour le métier ?, se demandent certains, déjà prêts à avaler la capsule de cyanure fournie à tous les profs en début de carrière. Que faire de la civilisation maintenant que les machines peuvent produire des dissertations à loisir ?
Bien sûr, de mauvaises langues ont pu maugréer que, si les profs ne voulaient pas se faire avoir par les robots, ils n’avaient qu’à pas demander à leurs étudiants d’écrire comme des robots… Heureusement, d’ailleurs, un des secteurs où cette technologie peine encore à berner l’œil humain, c’est celui de la création littéraire. Ici, pas de panique, un regard avisé peut se rendre compte en quelques secondes qu’un texte rédigé par l’intelligence artificielle est totalement nul et prévisible.
Ce serait l’occasion de pousser un soupir de soulagement si, malheureusement, l’essentiel de la production littéraire humaine n’était pas, elle aussi, totalement nulle et prévisible. Les usines de traitement des eaux et de recyclage sont là pour en témoigner, ce n’est pas une nouveauté de notre époque non plus, mais il faut qu’une civilisation produise beaucoup de merde pour en arriver à quelques chef-d’œuvres.
Il est difficile de savoir au juste ce que pouvaient produire les Anciens, parce que l’histoire aura fait le tri, mais la mécanisation et l’imprimerie ont permis au monde moderne de générer du texte à n’en plus finir. Dans les dernières décennies, l’arrivée des machines informatiques a encore multiplié cette production effrénée par un facteur difficilement quantifiable. Résultat : notre société produit du texte beaucoup plus vite qu’elle n’arrive à le lire.
Alors qu’un être humain serait bien embêté de lire tout Internet, les machines ont désormais atteint le stade où elles sont en mesure non seulement d’ingérer toute la production écrite de la civilisation, mais aussi d’en dégager des tendances qui permettent de recracher du contenu à l’apparence humaine. La Créature se nourrit de nos déchets, et elle commence étrangement à nous ressembler.
La mort de l’auteur (bis)
Au 20e siècle, les structuralistes avaient l’ambition de décrire les textes par des structures fondamentales et universelles. Cette découverte de “systèmes” entraînait, en toute logique, la mort de l’auteur. Dans cette idée, l’individualité était essentiellement devenue une fiction, un paratexte, un appendice ajouté au système. Malheureusement, ce constat n’a jamais trop pris dans un univers de massification de la culture où les figures médiatiques d’auteurs se multipliaient.
Ce qu’il y a de déprimant dans toute cette histoire est que nous ne sommes qu’au début du phénomène et que, si la Créature ne brille pas encore par son style, elle arrive déjà à distiller l’essence d’un certain type de littérature.
La subjectivité moderne, qui a bien pris quelques siècles à émerger, repose sur cette idée que l’expérience d’un individu est unique et riche, et que l’expression de toute individualité est à chérir. Les dernières années ont vu apparaître une segmentation commode des individualités en parts de marché dans ce qu’il serait possible de décrire comme des littératures identitaires : littérature d’hommes blancs de mauvaise humeur, littérature “des femmes”, littérature autochtone, littérature des LGBTQIA2+…
Ce qui, à la base, devait être la découverte d’un formidable catalogue des identités, qui nous éloignerait du sacro-saint canon occidental des Dead White Males, s’est en fait avéré être une aubaine pour l’Intelligence Artificielle. La littérature, par avance segmentée dans des catégories mesurables et revendables, devenait, de ce fait, très facile à reproduire.
Il y a quelque chose d’effrayant à se dire que notre vie peut être résumée à un algorithme et qu’un ensemble de variables somme toute assez restreint détermine jusqu’à nos sentiments les plus intimes. Alors que notre vie semble si vraie, notre manière de voir le monde, d’aimer et de ressentir peut être prédite avec une grande certitude par quelques variables : l’âge, la classe sociale, l’origine ethnique, le lieu de résidence, le genre, la fonction… Il ne suffit que de donner quelques uns de ces paramètres à ChatGPT pour se rendre compte qu’il est à deux doigts de produire de la littérature confessionnelle à n’en plus finir.
La créativité n’existe pas
C’est sans doute Kenneth Goldsmith qui avait raison dans Uncreative Writing, quand il écrivait qu’il n’y avait pas plus grande imposture que la notion de “créativité”. Ce que nous croyons nôtre, en effet, nous appartient rarement.
Goldsmith veut voir dans la lecture et dans le plagiat une sorte de libération radicale. Les impressionnistes s’étaient libérés de l’art mimétique parce qu’il était désormais possible de capter la lumière avec des machines et d’en produire une image à l’identique. Avec Internet, d’après Goldsmith, la littérature a rencontré sa photographie. Nager dans l’océan des signes est une manière, pour l’auteur, d’exister en tant qu’être humain dans un monde de machines. Le salut, en somme, passerait par la lecture plus que par une production qui ne fait que nourrir les algorithmes.
Dans son livre, Goldsmith y va aussi d’une hypothèse moins étayée, mais tout aussi fertile : il suggère un déplacement de la notion d’identité pour faire de l’auteur une sorte de voleur :
Cela peut signifier d'adopter des voix qui ne sont pas « miennes », des subjectivités hors de la « mienne », des positions politiques qui ne sont pas les « miennes », des opinions qui ne sont pas les « miennes » puisque, en fin de compte, je ne pense pas qu'il me soit possible de distinguer ce qui est mien de ce qui ne l'est pas.
C’était déjà la solution qu’imaginait Baudelaire au tout début de ce que serait la littérature moderne. Dans ce 19e siècle en perpétuelle évolution dont les paramètres commençaient à être contrôlés par le génie technocratique, le regard était la seule forme possible de liberté. Flâner, écouter aux portes, regarder aux fenêtres, le poète était celui qui faisait sienne la vie des autres pour la montrer autrement.
Les producteurs de contenus
Ce n’est pas pour autant la complexité qui nous sauvera. Depuis peu, le site The Infinite Conversation propose une conversation ininterrompue entre Slavoj Zizek et Werner Herzog générée par l’intelligence artificielle. Certaines de leurs répliques, en plus d’être crédibles, sont d’une intelligence surprenante. Les révolutionnaires de demain seront peut-être ceux qui refuseront de donner de la matière à la machine. De fait, plus un “producteur de contenu” systématise sa pensée et plus l’intelligence artificielle a de facilité à la reproduire. Rien n’est plus facile à simuler que la pensée politique. Je soupçonne d’ailleurs la plupart des chroniqueurs d’être générés par des algorithmes.
Il existe sans doute d’autres voies de traverse. La véritable autofiction, par exemple, était à la base un détournement de la notion d’identité. Le roman n’a pas non plus à être ce bras-mort du fleuve littéraire qui ne change pas depuis deux siècles, d’autant plus qu’un véritable narrateur omniscient vient d’apparaître. Les solutions sont nombreuses, mais nous interagissons médiatiquement avec la littérature en créant des “types” qui peuvent être synthétisés et reproduits à loisir par les machines.
Si les manières d’être et de raconter deviennent reproductibles mécaniquement, que restera-t-il d’humain dans la littérature ? La question devra rester en suspens, mais nous aurions tort de penser que les machines n’arriveront pas à nous tromper un jour. D’ici-là, pour ne pas rendre la tâche facile aux robots, il faudrait d’abord éviter de penser comme eux.