La seule chose que le Père Duchesne dira de l'affaire Julien Lacroix
Le Père Duchesne entre Charybde et Scylla
Ajouter à l’enflure médiatique est une arme à double tranchant et le Père Duchesne préfère se tenir loin des commentaires, contre-commentaires et réflexions à l’emporte-pièce au sujet d’histoires humaines remplies de tensions, de blessures et de complexité.
Ce qu’il convient d’appeler l’Affaire Julien Lacroix a connu un énième retournement avec un article-fleuve d’Isabelle Hachey et Marie-Ève Tremblay qui revient sur les campagnes de dénonciations de l’été 2020. Je ne commenterai ni l’article, ni son contenu, mais toujours est-il qu’il faut parfois intervenir pour recadrer le débat.
Cette infolettre, vous l’aurez compris, a passé plusieurs de ses dernières livraisons à combattre la culture du bannissement. Au cœur de cette critique, il faut le comprendre, il y a une perspective de gauche abolitionniste : nous devons rebâtir des solidarités pour réparer ce monde et il n’y a pas d’être humain dont on peut se débarrasser.
Or, nous voilà dans un retournement post #Metoo susceptible de nous faire passer de Charybde en Scylla : au départ le mouvement visait à briser le mur du silence dans lequel étaient trop souvent enfermées les victimes d’agression. Ce mur, c’était celui d’une communauté qui préférait ne pas regarder en face ses travers, qui préférait ignorer et voir comme dérangeant quiconque souhaitait exposer ses blessures.
Bien sûr, dans la foulée, tout un questionnement sur le continuum de l’agression a émergé, abolissant certaines zones grises pour montrer que nous étions tous responsables à des degrés divers, tandis que d’autres profitaient de ce silence, et qu’un travail collectif devait être fait pour cesser de nous mentir. Les choses ont dérapé par la suite, pas tant parce que les féministes se sont lancées dans des kabbales, mais bien parce que la médiatisation de ces réflexions les a transformées en spectacle, tantôt expiatoire, tantôt destructeur.
Ce matin, le Journal de Montréal est tartiné d’horreurs. À mots à peine couverts, on s’en prend aux victimes qui racontent l’évolution de leur réflexion en les accusant d’être des menteuses, des opportunistes. D’autres chroniqueurs n’hésitent pas à parler de “baiser volé” comme si c’était une chose sans conséquence… On minimise parce que peu de gens arrivent à s’imaginer les contradictions du genre humain. Il faut des méchants, des gentils, des coupables, des menteuses.
J’hésite à la nommer parce qu’elle a déjà été trop associée à cette histoire, mais Geneviève Morin devrait être applaudie pour son courage et son humanité. En rendant publique son histoire de pardon, elle a ouvert la voie à un monde qui retournerait dans la complexité. Elle est écrivaine, achetez un de ses livres au lieu de lui faire jouer le rôle médiatique que vous voudriez qu’elle joue. Jacques Derrida l’écrivait, mais on ne peut véritablement pardonner que l’impardonnable.
Une voix, une seule, s’est élevée dans le tumulte de l’Affaire Lacroix pour rappeler ce qui, à mon sens, est la chose la plus importante. Pendant que des idiots parlaient de “chasse aux sorcières” sans avoir lu Carlo Ginzburg et que les adeptes habituelles du féminisme carcéral revenaient sur ce qui se fait et ne se fait pas comme s’il fallait “sensibiliser” alors que ça ne marche manifestement pas, Aurélie Lanctôt écrivait sur Twitter :
La conversation post-MoiAussi culminera toujours dans une impasse sans une réflexion sur la manière dont nous sommes ventriloqués par les formes punitives et le spectre de la carcéralité, même en-dehors du système judiciaire.
Lanctôt vise juste. Comme Sarah Schulman l’écrivait, il faut offrir une voie de changement à la dénonciation de l’abus. C’est ce que proposait de faire le système de justice, de passer dans le mode du conflit, d’organiser une confrontation pour permettre à la société de se détacher de la violence, mais il faillit misérablement à sa tâche : le système de justice ne peut pas traiter le continuum avec nuance, et la violence continue de toute façon après que la justice ait parlé. C’est un outil qui cherche des coupables, des menteuses, qui réprime et accompagne peu, qui persécute les plus pauvres et les plus faibles, stigmatise, et laisse en paix les riches et les puissants.
Il faudra penser un autre système. Sous chaque contrevenant se cache une histoire. C’est le cas de Julien Lacroix, dont on constate tout à coup l’humanité, mais c’est le cas aussi d’un tas d’autres êtres humains moins chanceux qui croupissent en prison sans tribune aucune.
Les femmes de l’article, qui aujourd’hui cherchent à donner du sens à ce qu’elles ont vécu, elles aussi, ont une histoire. Qui sommes-nous pour juger de ce qu’elles vivent ou de comment elles le vivent ? Quelle est cette société qui voudrait les cantonner dans un rôle plutôt que de les imaginer fulgurantes, blessées, imparfaites ? Nous ne réparerons rien avec des mensonges. Il faut continuer de parler, sans bannir, sans détruire, ne pas ajouter à la haine, mais penser un monde où le changement est possible et épaulé. Il n’y a rien à gagner à sortir de la culture du bannissement pour bannir d’autres paroles. Nos blessures sont déjà suffisamment douloureuses, et ce monde est encore à réparer.
Cette mise au point faite, le Père Duchesne prend des vacances et reviendra début décembre.
Un système punitif, coercitif et à moitié aveugle, voici ce qui convient a une société sans repères, sans volonté de comprendre et encore moins de pardonner. Excellent recadrage, son père. Je prends beaucoup de plaisir à vous lire encore une fois.
« Nous ne réparerons rien avec des mensonges. », wow