La prochaine fois, il vaudrait mieux que Mel Gibson brûle avec sa maison
Les réflexions incendiaires du Père Duchesne à l'heure du technofascisme
Pour une raison qui m’échappe encore, je trouve que la rage adolescente du punk rock californien des années 1980 est une bonne trame de fond pour les incendies qui ravagent la région de Los Angeles. J’ai donc passé les deux dernières semaines à écouter l’album Milo Goes To College (1982) des Descendents. Dans la foulée, j’ai aussi écouté Los Angeles (1980) de X, Damaged (1981) de Black Flag, et quelques auutres albums légendaires. Les Californiens n’ont pas du tout inventé le punk, mais la puissance de leur industrie culturelle — Hollywood aidant — a californisé l’Occident en entier au cours du 20e siècle. Je me souviens, par exemple, que, dans mon Bas-du-Fleuve natal, où l’estuaire est à deux degrés et où les vagues sont inexistantes, les adolescents, au tournant des années 2000, s’imaginaient être des surfeurs californiens.
Par hasard, j’ai aussi regardé E.T. (1982) de Steven Spielberg avec ma fille durant les vacances. C’était un peu avant que les feux se déclenchent. En finissant, je me suis dit que c’est exactement avec ce genre de films que les Américains ont vaincu l’URSS durant la Guerre froide. Je peux imaginer comment des jeunes en Roumanie ou en Allemagne de l’Est ont pu regarder E.T. et s’émerveiller de voir une mère célibataire entretenir une grande maison de banlieue avec un seul salaire. À part les palaces de millionnaires au bord du Pacifique, ce sont des maisons comme celles d’E.T. qui brûlent aujourd’hui autour de Santa Monica, non loin de la vallée de San Fernando où a été tourné le film. Je ne suis pas sûr qu’on puisse les entretenir avec un seul salaire, au 21e siècle, mais elles représentent quand même une sorte d’idéal américain où chacun pouvait posséder son petit lopin de terre. Cette organisation monstrueuse du territoire finirait, bien sûr, en catastrophe sociale et écologique.
Dans le film, Elliott, son frère et sa sœur arrivent à garder un extraterrestre dans le placard parce que leur père est parti vivre sa crise de la quarantaine au Mexique et que leur mère passe tout son temps à travailler. Les jeunes, laissés à eux-mêmes, trouvent une raison d’aimer le monde grâce à ce petit être venu du ciel qui fait revivre les fleurs avec son doigt. À un moment, les jeunes essayent de fuir les services secrets, qui se sont emparés d’E.T., et se rendent compte qu’ils ne savent même pas où est la crèche où ils sont allés des centaines de fois auparavant, parce que leur mère les y a toujours emmenés. Difficile d’imaginer une meilleure image de l’aliénation suburbaine, où même l’espace habité depuis toujours est étranger quand on n’y navigue pas au volant d’une voiture. C’est des enfances comme celles-là qui ont donné des chansons punks comme “Kids Of The Black Hole” des Adolescents ou “Suburban Home” des Descendents. À les écouter, ça fait déjà un bail que le mode de vie nord-américain est brisé.
La gig economy au milieu des flammes
Dans le dédale des images des feux, un ami m’a envoyé celle d’une rue enfumée dans laquelle erre un livreur d’Amazon cherchant le destinataire de son colis. Je suis loin d’être le seul à avoir vu la synecdoque de la “gig economy” qui doit continuer malgré l’incendie dans cette image d’un pauvre livreur au milieu des flammes. Je ne suis pas non plus le seul à avoir applaudi quand le feu s’en est pris aux manoirs de Malibu comme ceux de Paris Hilton ou de cet imbécile de Mel Gibson. La justice divine suit parfois son cours.
Pendant ce temps, à Joe Rogan, un certain Mark Zuckerberg retournait sa veste, chaîne en or au cou, pour nous expliquer comment Facebook allait épouser le nouveau régime de Trump. Plus tôt dans la semaine, Zuckerberg était apparu avec sa montre Greubel Forsey à 900 000$ au poignet pour expliquer au monde que Facebook allait mettre un terme aux politiques de Diversité d’Équité et d’Inclusion de l’entreprise. Chez Joe Rogan, cette fois, le nouveau converti MAGA nous sortait une réplique tout droit sortie de Bronze Age Mindset sur la nécessité de l’énergie masculine dans les milieux de travail. Du côté de Jeff Bezos, l’équipe éditoriale de son journal-jouet, le Washington Post, en a profité pour appuyer le choix de Pam Bondi comme procureure générale des États-Unis. Parmi ses faits d’armes, Bondi a été une lobbyiste pour le groupe GEO, une multinationale spécialisée dans la gestion de prisons privées, en plus d’avoir milité contre le mariage homosexuel et d’avoir défendu Trump dans certains de ses procès.
California Über Alles
Pendant ce temps, en Californie, près de 30% des pompiers qui combattaient les incendies étaient des prisonniers, payés aussi peu que 10$ par jour pour risquer leur vie. Pendant que les technofascistes, qui — il y a à peine 10 ans — se présentaient encore comme les défenseurs de la démocratie, retournent un à un leur veste, les pauvres, les marginaux, les éclopés et les perdants sont là pour ramasser les pots cassés. Mercredi soir dernier, Joe Biden livrait son dernier discours en tant que président, sans doute le meilleur de sa carrière. Dans cette adresse crépusculaire à la nation, il dénonçait la nouvelle oligarchie au pouvoir et la mise en place du complexe techno-industriel.
L’expression “complexe techno-industriel” fait bien sûr écho à la mise en garde d’Eisenhower contre le complexe militaro-industriel, mais c’est à mon avis un euphémisme et une impropriété. D’abord, comme l’économiste Yannis Varoufakis l’avance dans son dernier livre, ce complexe n’a plus grand-chose d’industriel. L’infrastructure technologique repose bien sur de la matière — des serveurs, des centrales nucléaires, des disques dur, des centres de données… —, mais la nouvelle économie est avant tout basée sur le contrôle et la manipulation de l’information. Les nouveaux seigneurs du data ont désormais l’ancien capitalisme industriel sous leur botte en contrôlant l’accès aux données. J’écrirai peut-être dans les prochains mois sur ce que je pense vraiment du livre de Varoufakis. À mon avis, l’économiste grec se plante avec son technoféodalisme. L’expression est séduisante, mais elle est fondée sur une mauvaise compréhension historique de ce qu’a pu être l’Europe dite “féodale”. N’empêche, Varoufakis met le doigt sur un phénomène absolument fondamental pour comprendre notre époque : nous avons changé de maîtres, et les seigneurs du data sont désormais prêts à tout pour asseoir leur pouvoir.
Les retournements de vestes autour de Trump ne sont que le prélude à ce qui s’en vient. Désormais, les Musk, les Zuckerberg, les Altman ou les Bezos de ce monde ont le champ libre politiquement pour en finir avec ce qui reste de la démocratie. Du moins, c’est ce qui arrivera si nous ne leur mettons pas de bâtons dans les roues. Il faudra, un jour ou l’autre, se résoudre à en balancer un ou deux dans le feu.
“We’ve come for your uncool niece”, chantaient les Dead Kennedys dans “California Über Alles”. La chanson se voulait une blague sur le gouverneur démocrate Jeff Brown, mais l’énergie punk reste bien dirigée : le fascisme nait de l’apathie suburbaine et de la désocialisation. À l’époque, c’était Reagan et sa guerre des étoiles, le fascisme exporté en Amérique latine, en Afrique ou en Asie. Les références à 1984 des Dead Kennedys étaient encore de la science fiction. Nous voilà, quarante ans plus tard, devant la dystopie réalisée.
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À lire/à voir
Un article de l’AFP sur les détenus qui luttent contre les incendies en Californie [lien]
Le documentaire X: The Unheard Music sur le groupe X, qui fait un bon portrait de l’ambiance de la scène punk à LA au tournant des années 1980 [lien]
Un entretien du New Yorker avec Yannis Varoufakis à propos de son livre Technofeudalism [lien]
Un reportage vidéo du Monde sur la transition MAGA de Mark Zuckerberg [lien]
Bon article, vous écrivez bien, dans tout ça, il faut réaliser la complicité des pouvoirs judiciaires à donner du pouvoir à certaines compagnies et pas d’autres. Toujours sous prétexte d’ « économie ».
La question que je me pose c’est: à quand la création de réseau sociaux vraiment sociaux c’est à dire à vocation éducative?
J’ai hâte de pouvoir « commercialiser » (en gros guillemets) mon réseau social à vocation éducative faisant la promotion des transports et du sexe intelligent…