La guerre civile n'aura pas lieu
Grande circonspection du Père Duchesne devant nos guerres inventées
La droite américaine s’agite fort, ces temps-ci, à propos d’une querelle de juridiction frontalière entre l’État du Texas et le gouvernement fédéral. L’affaire a commencé quand le gouverneur du Texas, Greg Abbott, a décidé d’envoyer la Garde Nationale sécuriser un segment de frontière avec du fil de fer barbelé, opération contestée par le gouvernement fédéral, qui juge que la frontière est de sa juridiction.
Je vois déjà s’enfuir ceux et celles d’entre-vous pour qui l’intérêt pour les querelles constitutionnelles est au mieux mitigé, mais l’histoire devient plus drôle quand la droite américaine, forte de Glenn Beck et Tucker Carlson, reprend l’histoire comme si c’était le début d’une “guerre civile” entre l’État du Texas, appuyé par 25 autres gouverneurs, et les États-Unis d’Amérique.
Sur Fox News, il est question d’un convoi de centaines de milliers de camionneurs qui se dirigeraient vers la frontière texane. Sur CNN et MSNBC? Rien. Dans le New York Time et le Washington Post? Rien non plus. Comment peut-on vivre dans une réalité alternative au point où, d’un côté, on annonce la guerre civile tandis que, de l’autre, on ne mentionne même pas l’événement ? La guerre civile aurait-elle lieu sans qu’on le sache ?
C’est une chose qu’on tombe en guerre civile, c’en est une autre qu’elle se déroule à notre insu. Les 25 gouverneurs qui appuient le Texas sont bien d’allégeance républicaine, mais le camp démocrate pourrait à tout le moins accuser réception. En creusant un peu plus, je me rends compte que quelque chose ne tourne pas rond.
Fox News, par exemple, parle de 700 000 camionneurs en route vers le Texas. 700 000, ça doit bien laisser un bouchon quelque part. Je cherche, je trouve des images, mais vite je me rends compte que les images sont en fait piochées des “convois de la liberté” canadiens ou des barrages d’agriculteurs en Allemagne. Il y a bien quelques convois en appui au Texas, pourtant rien qui se rapproche de 700 000 camionneurs.
Surenchère
Fausses images, fausse guerre civile. À qui profite la surenchère ? La réponse facile serait de dire qu’une industrie du clic s’est développée à partir des discours catastrophistes. Certaines chaînes YouTube, par exemple, sont devenues expertes dans l’annonce d’un crash imminent de la bourse ou de la troisième guerre mondiale.
Devant la popularité des contenus alarmistes, les médias traditionnels eux aussi se laissent tenter. La recette est simple : il suffit de trouver un “expert” prêt à jouer les Cassandre, et il n’y a plus qu’à titrer en prenant soin d’ajouter le point d’interrogation de la rigueur médiatique pour avoir un article qui ira loin sans trop perdre la face.
Le discours de guerre civile participe ainsi de la surenchère, mais en appelle aussi à nos désirs profonds. Rien ne plaît plus aux dépressifs et aux anxieux qui se plaisent à doom scroller que de pouvoir dire “Voilà, je vous l’avais dit” quand tout s’effondre. Or, notre époque de misère émotionnelle et de productivisme maladif ne fait que ça, générer des dépressifs et des anxieux. Le danger est de s’imaginer ainsi un monde pire qu’il ne l’est.
Pessimisme
Le pessimisme est parfois une forme d’intelligence, certes, mais il peut aussi jouer contre nous. Dans quelle mesure les guerres civiles inventées ne peuvent-elles pas devenir vraies ? Je suis de ceux qui croient assez mollement à la possibilité de voir la “nation la plus obèse du monde” se soulever rapidement. Pas parce qu’il n’existe pas de lignes de faille entre Républicains et Démocrates aux États-Unis, mais parce qu’il manque quelques degrés d’urgence encore pour qu’un peuple qui s’apprête à sacrifier des millions de poulets pour le Super Bowl en vienne aux armes.
Il y a un fossé gigantesque entre le discours médiatique et l’engagement réel de l’Américain lambda face à la politique de son propre pays. Les films catastrophes nous montent souvent Los Angeles ou New York en ruines, mais une guerre civile devrait avoir lieu en banlieue de Phoenix ou de Taladega, des lieux par essence hostiles à l’Histoire, où le pH des piscines est un enjeu plus grave encore que l’immigration ou l’élection de 2024.
C’est une théorie qui revient souvent ici, mais une bonne partie de la politique en ligne repose sur le cosplay. Il existe, dans les recoins d’Internet, des racistes biologiques qui citent Gustave Le Bon et pensent instaurer une dictature eugéniste, des fans de Lénine perdus dans l’imaginaire et l’esthétique de la révolution bolchévique, des anarcho-capitalistes prêts à vivre en forêt de soupe de navets et des rendements de leur portefeuille de cryptomonnaies : tous ont en commun d’être la plupart du temps des gens ordinaires.
Vous les croisez dans le métro, à la fruiterie, au bowling, leur vie en ligne est un jardin secret qui ne se laisse pas aisément entrevoir. Jamais vous ne soupçonneriez la rage qui dort dans le cœur du caissier de la pharmacie. Qu’est-ce qui, dans la radicalité politique performative, tient du jeu, qu’est-ce qui peut véritablement s’enflammer ?
Bull run
Je pense au jeu et à la guerre civile, et l’image de Bull Run me revient en tête. Cette première bataille importante de la guerre de sécession se déroule alors que personne ne croit encore que le conflit va dégénérer. Les militaires du Nord ont même signé un contrat de 90 jours, le temps que devrait durer la guerre.
Le 21 juillet 1861, des citoyens de Washington se déplacent en Virginie pour assister à ce qui s’annonce être une victoire facile pour l’armée de l’Union. Hommes, femmes et enfants ont fait le trajet pour voir la bataille, comme s’il s’agissait d’un concert. Un groupe de quatre Sénateurs assiste à l’événement, en prenant soin d’apporter le nécessaire pour pique-niquer. Ils se retrouvent pris au piège quand, vers la fin de la journée, l’armée confédérée réussit à se regrouper et à mener la charge contre les troupes de l’Union.
Le sénateur Harry Wilson, qui était occupé à distribuer des sandwichs à ses convives, voit un obus détruire son charriot. Peu après, c’est le sauve-qui-peut, les sénateurs échappent de justesse à la capture. Du côté de l’Union : 460 morts, 1200 blessés, 1300 capturés ou disparus… Ce qui devait être un spectacle est devenu une débandade.
La guerre civile qu’annoncent en ce moment les médias conservateurs a beau ne pas exister, Bull Run me trotte quand même en tête. Combien de fausses nouvelles faut-il pour en faire une vraie ? L’histoire est pleine de ces moments où la blague devient soudainement trop réelle. Difficile, dans ces circonstances, de savoir quand remballer le pique-nique.
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Liens de la semaine :
Le New Yorker publie un article sur Tucker Carlson et le discours anti-élitiste de l’élite. [lien]
The New Republic présente un podcast sur la “guerre civile” des Républicains. [lien]
Les gens d’Arte ont fait ce chouette documentaire sur les incendies au Canada. [lien]
Pour ceux et celles qui ne l’auraient pas vu, le documentaire Garçons, un film de genre de Manuel Foglia, est disponible en ligne. [lien]
P.E. Moskowitz réfléchit aux liens entre maladie mentale et capitalisme dans sa dernière infolettre. [lien]
Évoque le travail de Didier Fassin sur l’utilsation grandissante du mot crise. https://www.fabula.org/actualites/117414/didier-fassin-sciences-sociales-par-temps-de-crise.html
En écho aussi à ce texte de Miya Perry sur les crises et les significations partagées https://www.palladiummag.com/2023/12/29/everyones-existential-crisis/
L'attrait pour la pensée de Lénine et les symboles bolcheviks est compréhensible puisqu'ils symbolisent une révolution inspirante qui fut ensuite constamment dénigrée par les bourgeois.
De plus, 2024 marque le 100e anniversaire de la mort de Lénine.
Lire Lénine, Trotsky et Luxembourg aujourd'hui apporte une bouffée d'oxygène et démolit l'idéalisme bourgeois qui nous étouffe ainsi que sa morale hypocrite qui nous enferme dans un carcan.
C'est en forgeant notre propre histoire qu'on pourra se forger de nouveaux symboles.
C'est bien d'une révolution dont nous avons besoin car notre monde est traversé par des crises au potentiel cataclysmique (je pense entres autres à la crise écologique, aux tensions géopolitiques et à la faillite du capitalisme).
Si les extrêmes droites inventent des raisons d'entrer en guerre civile c'est possiblement parce qu'ils voient bien qu'il y a une énergie révolutionnaire qui gronde et elles tentent d'embrigader les masses dans des mouvements pseudo révolutionnaires fascistes.
Tu parles du «peuple obèse». Or, il y a quelques années des dizaines de millions d'américains étaient dans les rues lors du soulèvement BLM et à un certain moment, plus de 50% de la population approuvait la mise en feu de postes de police.
Le XXIe siècle semble porter toutes les germes requises afin d'en faire un siècle de révolutions (ceci n'est évidemment pas une certitude, car ça dépendra ultimement de nos actions individuelles et collectives). Là ou il y a des révolutions il y a des guerres civiles.
Précisons qu'il y eut plusieurs militants qui jouèrent les Cassandres avant la 2e Guerre Mondiale (Trotsky entres autres).
Chambres à gaz, bombes atomiques et 50 millions de morts plus tard, l'histoire leur donna raison de crier au loup...