La cancel culture existe et elle viendra vous chercher si vous ne faites rien
Les grands espoirs du Père Duchesne
Si le courage avait un nom, il s’appellerait Clémentine Morrigan. Cette jeune militante montréalaise anime, depuis quelques mois, le podcast Fucking Cancelled, à propos des effets néfastes de la cancel culture dans les milieux de gauche.
Elle-même ciblée par des campagnes de harcèlement sur les réseaux sociaux, tout comme son acolyte Jay Manicom-Marquis, elle a su mettre en place une approche théorique unique pour apporter un éclairage salutaire à un phénomène qui ne cesse de faire des ravages.
Pour Clémentine et Jay, la cancel culture n’est jamais aussi forte que dans un milieu très précis de la gauche Internet qu’ils appellent le Nexus, du nom d’un groupe de lutteurs de la WWE, bien approprié pour tous les guerriers du clavier qui hantent les réseaux.
À ceux qui disent qu’elle n’existe pas…
Il ne suffit que de mentionner les mots “cancel culture” de nos jours pour être excommunié de certains pans de la bonne société en étant taxé de jouer le jeu de la droite conservatrice. Si vous n’êtes pas au courant, la ligne officielle du Parti est de dire que “la cancel culture n’existe pas”. Quiconque s’aventure à dire le contraire risque d’être dénoncé urbi et orbi, n’allez pas prétendre le contraire.
Une recherche rapide sur Google avec les termes “Cancel culture doesn’t exist” vous donnera rapidement des résultats dans lesquels vous verrez les pires adeptes de ces mouvements nier en bloc l’existence de ce à quoi ils prennent eux-mêmes part. E pur si muove… Les conséquences des mouvements d’annulation sont réelles, comme en témoignent Jay et Clémentine, et elles touchent d’autant plus les gens les plus vulnérables.
C’est ce qu’une autre activiste montréalaise, Kai Cheng Thom, explique dans son I hope we choose love quand elle montre que cette culture de l’annulation sévit avec force dans les milieux LGBTQIA2+ alors même que les membres de ces communautés sont les plus susceptibles d’en payer le prix.
Cheng-Thom donne l’exemple des jeunes trans, qui peinent souvent à voir leur humanité reconnue par leur milieu familial ou d’origine. Les communautés auxquelles ils ou elles se greffent constituent alors parfois leur seul refuge. La gravité d’une exclusion dans ce contexte est d’autant plus ressentie qu’il n’y a nulle part où aller. La peur de se voir exclu peut alors entraîner certains ou certaines à dénoncer d’avance les autres afin de faire partie du groupe.
Les milieux précaires, comme ceux des arts ou du militantisme, sont d’ailleurs aussi des endroits où les annulations se jouent avec le plus de force. Bien sûr, la pauvreté endémique et une certaine culture de l’alcool et des drogues viennent ajouter aux problèmes de santé mentale déjà très présents, mais les différentes “scènes” sont aussi des lieux de refuge pour certains, ce qui favorise à la fois la victimisation et l’impact des exclusions.
Pour Morrigan, l’idée n’est pas de justifier les transgressions, mais bien de montrer que la peine d’exclusion est contraire aux principes de réhabilitation et de transformation au cœur du socialisme. Cette grande vulnérabilité et l’importance de ces petites communautés pour ceux qui y participent ne devraient pas être une occasion de se fliquer les uns les autres, mais bien d’offrir des voies de changements et de discussion.
Ce que la cancel culture n’est pas
Dans son dernier spectacle sur Netflix, l’humoriste Ricky Gervais fait grands cas de la cancel culture, mais les exemples d’humoristes multimillionaires souvent cités par les cancelleurs pour dire que la cancel culture n’existe pas sont sans aucun doute les plus mauvais.
Il importe de le mentionner, mais il est difficile de comparer une JK Rowling et ses millions de livres vendus avec un romancier obscur ou une poète confidentielle. En effet, personne ne pourra, en quelques clics, faire tomber Ricky Gervais ou Dave Chappelle. La critique sur Twitter, même quand elle est vache et petite, ne peut être mise sur un pied d’égalité avec les mouvements d’exclusion et d’annulation des transgresseurs supposés de normes morales qui évoluent dans des cercles plus restreints.
Ces faux exemples auxquels les cancelleurs ont toujours recours pour se justifier servent sans doute à alimenter la polémique avec les milieux de droite, qui aiment trouver des exemples d’annulations qui n’en sont pas. On peut penser à la soi-disant censure de guignols comme Jordan Peterson, par exemple, sans doute le polémiste canadien le plus connu de l’histoire, ou de Joe Rogan, probablement le podcaster le mieux payé de la Voie Lactée.
L’imaginaire de la controverse et de l’annulation sert d’argument de vente à ces croque-mitaines, mais la vraie annulation, elle, n’a rien de bien glamour.
L’annulation de Josiane Stratis
Josiane Stratis s’est fait connaître à l’été 2020 comme l’une des égéries du mouvement de dénonciation en ligne qui avait ciblé plusieurs artistes et personnalités publiques québécoises. Après avoir pourchassé certaines des victimes de ce harcèlement en ligne dans les sections commentaires de différents réseaux sociaux, elle s’est à son tour retrouvée accusée avec sa sœur d’abus de pouvoir et de diverses transgressions dont le détail s’est un peu perdu avec le temps.
Il n’en fallait pas plus pour que les médias grand public sautent sur l’anecdote et humilient les “jumelles de la mode” en pleine page. Le retournement ultime du sinistre théâtre des dénonciations voulait qu’on passe à la guillotine celles qui tâchaient d’en tenir le panier.
Depuis cet hiver, Stratis tente de revenir sur cet épisode dans un Substack intitulé Boude-moi. Cette journaliste, qui autrefois versait dans les articles sentencieux et peu scrupuleux des compromissions publicitaires, s’est avérée, avec cette série, être dotée d’une qualité qu’on ne lui soupçonnait guère. Quiconque est de bonne volonté doit accorder à Josiane Stratis ce qui lui revient : comme Clémentine Morrigan, cette femme est dotée d’un authentique courage.
Le courage est une vertu lancée à tort et à travers aujourd’hui. On parle facilement, par exemple, du courage de ses idées ou du courage de dire, deux notions bâtardes dévoyées de la signification première du terme : celle d’avancer vers ce qui est juste malgré la peur.
Il n’est d’autre courage que physique, et Josiane Stratis paye le prix de sa volonté de combattre la déshumanisation dont elle fait l’objet en osant confronter la logique culturelle qui a mené à son annulation.
L’effet de l’ostracisme
Les adeptes de l’annulation qui font partie du Nexus seront les premiers à nier les effets psychologiques de leurs kabbales, mais les faits sont là pour rappeler qu’il n’y rien d’anodin à vouloir isoler des individus.
Chez les Grecs, la peine d’ostracisme (ὀστρακισμός) était la pire qui puisse être administrée à un citoyen. Chez les Romains, on pratiquait la damnatio memoriæ qui consistait à effacer toute trace des condamnés de l’histoire et des monuments. Ce n’est pas pour rien si ces deux cultures, qui pratiquaient également la peine de mort, avaient opté, comme châtiment suprême, pour des peines qui visaient à briser le lien social.
L’être humain est avant toute chose un animal social. Alors que la plupart des mammifères sont pratiquement fonctionnels quelques heures ou quelques semaines après leur naissance, les humains mettent des années à devenir autonomes. Ils ont besoin de leur entourage et de la société pour exister.
De nombreuses études menées en psychologie et en médecine montrent à quel point l’environnement social est relié au bien-être mental et physique. Les gens bien entourés vivent mieux, plus vieux, plus heureux. Chercher à briser ce lien, c’est tenter de tuer l’individu.
Les campagnes d’humiliation menées par le Nexus n’ont d’autre objet que de punir les transgresseurs supposés en les coupant de ce lien nécessaire à la vie. Presque toujours l’annulation est accompagnée d’une pression sur le milieu et les amis proches pour que le coupable désigné soit abandonné.
Cerveau et stress post-traumatique
Difficile de prétendre que de telles exactions sont sans conséquences. Morrigan et Stratis témoignent de la gravité du choc post-traumatique suscité par un tel événement. Comment ne pas les croire quand la peine est d’être coupée de son milieu, de ses repères, de ses moyens de subsistance ?
Comment, surtout, espère-t-on le changement en déshumanisant des gens de la sorte ? Le cerveau, lorsque soumis à un stress aussi intense, mettra des années à s’en remettre, s’il s’en remet, et le stress est un des plus grands inhibiteurs des fonctions du cortex frontal qui sert, justement, à initier le changement à long terme des comportements.
En prétendant “tenir responsables” des individus, on les soumet au pire châtiment qui soit, les plaçant dans une situation de vie ou de mort dont rien n’émergera sinon plus de souffrances. Difficile d’imaginer que les victimes d’agressions obtiennent une quelconque réparation, un quelconque apaisement dans ce geste.
Tout au plus retourne-t-on ici la logique de l’agression : on transforme en objet, on réduit au silence... En quoi devenir soi-même agresseur apporte-t-il la guérison ?
#metoo et la dénonciation
Le mouvement #metoo est né d’une volonté de briser le mur du silence qui a longtemps masqué les agressions à caractère sexuel dans nos sociétés. Ce mouvement a également permis d’élargir ce que nous considérions comme des violences sexuelles, avec le risque que cela implique d’augmenter le nombre des transgressions.
Cet outil aurait dû servir à une meilleure confrontation, à davantage de responsabilisation et à une réelle prise de conscience de l’importance d’une éthique du désir dans les relations humaines, mais ce n’est pas tout à fait ce qui s’est produit.
Comme l’explique Katherine Angel dans son livre Tomorrow sex will be good again, le consentement est une notion contractuelle qui a peu à voir avec le fonctionnement de l’être humain : nous avons tous, un jour ou l’autre, consenti à ce qui n’était pas dans notre intérêt, et il existe des contrats léonins comme il existe des disparités et des inégalités. Ce que #metoo nous enseignait, c’était qu’il ne suffisait pas de bien se conduire, mais que nous devions aussi éviter de faire du mal.
Personne ne peut être contre cette incitation à plus de franchise et à faire plus attention les uns aux autres, mais comment alors traiter la transgression ? Comment ne pas voir souvent, dans les cas dénoncés, des gens aux prises avec leurs propres démons ?
Les gens qui font du mal ont souvent mal eux-mêmes. Comment briser ce cycle ? Les justiciers du Web ont crû trouver une solution en faisant subir l’ostracisme à quiconque serait pointé par la foule, mais les injustices sont nombreuses. Des innocents condamnés aux coupables protégés par leur milieu, le châtiment est inégalement réparti, et l’hypocrisie triomphe plus souvent qu’autrement.
Alors que l’objectif était une conversation plus ouverte afin de mieux accompagner les victimes d’agressions sexuelles ou d’abus de pouvoir, l’énormité des châtiments a plutôt eu l’effet contraire d’attiser la répression et la peur.
Le conflit et l’abus
De toutes les penseuses à s’être penchées sur ces phénomènes, c’est sans doute Sarah Schulman qui a vu le plus juste dans Conflict is not abuse. Pour Schulman, notre propension contemporaine à utiliser le langage de l’abus à tort et à travers tend à pétrifier les statuts de bourreaux et de victimes et à empêcher toute possibilité de changement et de guérison.
On voit cette propension à la chosification dans la manière dont le Nexus qualifie les transgresseurs de “prédateurs” ou d’individus “toxiques” ou “problématiques”. Cette tendance à la déshumanisation, qui substitue une épithète au caractère humain, est imperméable à toute notion de changement ou de réparation.
Pour Schulman, la solution résiderait dans le conflit. En bonne dialecticienne, l’autrice voit dans la confrontation le seul moyen d’avancer. Il faut, pour Schulman, ramener la situation d’abus à une situation conflictuelle pour lui redonner un caractère dynamique. Cela implique qu’on reconnaisse l’humanité des parties, leur faillibilité et la possibilité du changement.
De la gradation des abus
Un des grands obstacles à cette possibilité du changement est le dévoiement actuel de la notion de privilège. Pour le Nexus, l’artiste qui monte sur scène fait usage d’un “privilège”, la personne qui travaille a un “privilège”, la personne qui fréquente les réseaux sociaux en a le “privilège” et quiconque utilise un espace social le fait par “privilège”. Selon cette logique, les gens qui transgressent l’ordre moral devraient être privées de leurs privilèges. Pour combien de temps ? Selon quels paramètres ? Silence radio.
De fait, la volonté d’interdire aux transgresseurs de réunir les conditions d’exercice d’un métier, d’une vie sociale ou d’une vie bonne leur interdit toute possibilité de réparation. Et quand, par coup de force, une personnalité publique réussit à s’extirper de l’annulation, c’est encore par des justifications biscornues qu’on l’accueille.
Un bon exemple de ces justifications est le cas de Louis CK, annulé durant la vague #metoo, et qui a réussi clopant-clopant à se refaire une carrière grâce à ses réseaux de diffusion bien implantés. Pour bien des défenseurs de CK, la raison pour laquelle ce dernier est encore sur les planches c’est parce qu’il n’aurait rien fait de bien grave.
Il y aurait donc, selon cette logique, de bonnes cancellations. La pauvreté de l’univers mental de bien des gens les empêche de comprendre qu’un humoriste génial puisse avoir versé par moments dans la coercition sexuelle sans que cela ne fasse de lui un prédateur pour l’éternité et sans qu’il faille pour autant lui retirer la seule chose vraiment utile qu’il puisse apporter à l’humanité en général.
Le retour de l’impunité
On me reprochera sans doute de préférer l’impunité aux condamnations. Au contraire, ce que je cherche à défendre ici est un monde plus humain dans lequel la transgression des limites d’autrui puisse être comprise pour ce qu’elle est : une chose déplorable contre laquelle nous devons tous lutter, mais contre laquelle nous ne pouvons pas lutter dans l’hypocrisie.
Penser que CK s’en tire parce que ce qu’il a fait est “moins grave” ce n’est pas comprendre comment fonctionne l’hypocrisie. CK s’en tire parce qu’il avait des moyens, dans la plus parfaite injustice, mais il aurait dû s’en tirer parce qu’un monde qui n’offre aucune rédemption est un monde terrible.
Il n’y a de limite à cette logique que la sécurité immédiate, et même les assassins et les pédophiles devraient avoir un espace où exister, bâtir des liens sociaux et tâcher de faire le bien. Ce n’est pas manquer de respect aux victimes que d’accueillir le changement et la réparation, c’est au contraire donner tout le crédit qui leur revient, celui de travailler à une société plus franche et plus juste.
Que les Saints m’annulent, le Père Duchesne n’en a rien à foutre. Il les retrouvera bien un jour parmi les annulés. Une partie de la gauche aujourd’hui, celle qui habite le Nexus, a sombré dans la pensée policière et revancharde. Comment souscrire à de tels règlements de comptes tout en prétendant être contre les prisons et pour la réhabilitation ? Cette fausse gauche cherche à tout prix à valider sa moralité en participant à des mouvements d’humiliation qui tendent à la confirmer dans son rôle, mais tôt ou tard, ceux qui tiennent la manivelle de la guillotine finissent par y passer.
Nous l’avons vu, nous le verrons encore, les grands esprits qui poussent leurs semblables vers la fenêtre de la République sont souvent les pires faux-culs. Ceux qui applaudissent, se tiennent silencieusement parmi la foule, ne font que se débarrasser des accusés honteux, savent qu’ils le font par peur d’y passer eux-mêmes. Bien peu de gens, aujourd’hui, ont le courage d’une Josiane Stratis ou d’une Clémentine Morrigan. C’est pourtant de courage dont nous aurons besoin si nous voulons mettre un terme au cercle de la peur, de la honte et de l’hypocrisie.
Suivez Clémentine Morrigan sur Substack et sur Instagram.
Écoutez son podcast Fucking Cancelled.
Lisez Boude-moi de Josiane Stratis.
Autres textes :
Katherine Angel, Tomorrow Sex Will Be Good Again: Women And Desire In The Age Of Consent, New York, Verso, 2022, 160 p.
Adrienne Maree Brown, We Will Not Cancel Us, Oakland, AK Press, 2020, 96 p.
Kai Cheng-Thom, I hope we chose love: A trans girl’s notes from the end of the world, Arsenal Pulp Press, Vancouver, 2019, 155 p.
Mark Fisher, “Exiting the vampire castle”, OpenDemocracy, 24 novembre 2013, [lien].
Sarah Schulman, Conflict is not abuse: Overstating Harm, Community Responsibility, and the Duty of Repair, Vancouver, Arsenal Pulp Press, 2016, 304 p.
Merci pour la mention :)