Hipsters: une histoire culturelle (partie 1)
Les enquêtes historico-culturelles du Père Duchesne
L’artiste américain Brad Troemel publiait récemment sur son Patreon une série sur les hipsters qui m’a fait replonger dans la période des années 2000. Comme plusieurs d’entre vous le savent déjà, le terme “hipster” vient des Blancs qui fréquentaient les cabarets de jazz dans les années 1950. Popularisée à l’époque par Norman Mailer, l’expression sombre dans l’oubli avant d’être récupérée au tournant du millénaire pour désigner les adeptes de culture alternative branchés sur Internet.
Le terme hipster a toujours été une boutade, une insulte adressée à ceux et celles qui se contentaient de suivre les tendances de l’époque : indie rock, alt lit, vélo urbain, romans graphiques, fripes et cafés. La catégorie du “hipster” était un fourre-tout, une projection de ce que pouvait être la jeunesse branchée des années 2000 au temps de la War On Terror. Catégorie commerciale plus que mouvement de masse, la figure du hipster offrait une porte d’entrée vers le marché des 18-35 ans pour les entreprises qui cherchaient à s’inscrire dans la culture web. Personne ne s’identifiait véritablement comme hipster, mais nous étions tous, en somme, le hipster de quelqu’un d’autre. Avec ses loyers encore abordables et sa vie culturelle alternative, Montréal était d’ailleurs un des épicentres de cette catégorie démographique, qui connut son heure de gloire entre 2001 et 2014.
Dans sa série, Troemel concentre ses analyses sur trois entreprises qui ont été symptomatiques de cette phase culturelle : le magazine Vice, les magasins American Apparel et le blogue Pitchfork. De tous les cas, celui de Vice est sans doute le plus intéressant pour nous. Fondé à Montréal en 1994 comme le pendant anglophone de la Revue Images, le magazine Voice Of Montreal est d’abord financé comme un projet de réhabilitation. Suroosh Alvi, un des membres fondateurs avec Shane Smith et Gavin McInnes, est un ancien héroïnomane qui a eu la vision de fonder un magazine alors qu’il était en cure de désintoxication.
Punk is not dead
Rapidement, l’esthétique et l’attitude punk rock de Voice Of Montreal trouvent leur lectorat. Le magazine se scinde de la Revue Images (devenue Images Interculturelles) pour prendre le nom Vice en 1996. Alors que Shane Smith est l’homme d’affaires et le filou derrière la montée fulgurante du magazine, Gavin McInnes est celui qui donne le ton aux articles avec une approche outrancière où se multiplient les sujets provocateurs, à grands renforts de sexe, de drogue et de rock and roll. Ses célèbres “dos and don’ts” prennent une approche directe, parfois ouvertement méchante, mais se veulent un guide de la vie mondaine alternative. McInnes se vante d’ailleurs aujourd’hui d’avoir inventé le hipster avec ses guides de style et ses articles à scandales.
L’univers culturel de la jeunesse de la fin des années 1990 est marqué par le contenu provocateur. Que ce soit avec South Park (1997-), le cinéma de Quentin Tarantino ou une série comme Jackass (2000-2001), les exemples sont nombreux de cette tendance de la culture populaire de la fin des années 1990 et du début des années 2000 à verser dans l’excès, le gore et l’ironie. Ce qui est frappant, c’est la brutalité du changement entre la culture populaire ouvertement “edgy” de cette époque et le virage littéraliste et posthumoristique du milieu des années 2010. Comment la même génération a-t-elle pu passer d’une itération du “Sex, Drug and Rock And Roll” circa 2005 à l’indignation en série autour de 2015 ? Comment le modèle commercial du hipster a-t-il été remplacé en l’espace de dix ans, par le wokester ?
Une mort exemplaire
Le virage pris par Vice illustre en partie ce phénomène. À partir de 2008, la compagnie se sépare de McInnes. Devenu de plus en plus ingouvernable, le personnage ne convient plus aux intérêts commerciaux de la boîte, déménagée à New York depuis le début des années 2000. En effet, Shane Smith est sur une lancée : le magazine signe un partenariat avec MTV, avec HBO, puis avec Disney, se lance dans le documentaire, le web, la vidéo… Bien vite, la compagnie est évaluée à quelques milliards. De son côté, McInnes emprunte le chemin de la alt-right, fonde les Proud Boys et s’enfonce dans le discours d’extrême-droite pour ne plus jamais en revenir…
Le règne au sommet de Vice sera de courte durée. Devenu un véritable empire en l’espace de quelques années (des investissements placent la valuation de la compagnie à 5,7 milliards de dollars US en 2017), la compagnie s’effondre aussi vite qu’elle est montée. À partir du milieu des années 2010, Vice essaye d’emboîter le pas à une culture en ligne plus politisée, reniant par le fait même le message central qui avait fait son succès, le tout dans une ambiance générale de débandade des grands médias. Brad Troemel, dans sa série, le résume de manière simple : un magazine fondé sur les erreurs de jeunesse essayait soudainement d’entrer dans la business de dénoncer ces mêmes erreurs de jeunesse. Le serpent se mordait la queue, Vice déclarerait faillite en 2023.
Un des contributeurs significatifs des grandes années de Vice est le photographe Terry Richardson, connu pour son esthétique gonzo inspirée de la pornographie amateure. Un style un peu similaire se retrouvera dans les publicités d’American Apparel, une compagnie qui jouerait de l’ambiguïté entre ses pratiques commerciales sensées reposer sur le bon traitement de la main d’œuvre et la production locale et son image à la limite de la pédopornographie. La carrière de Richardson connaîtrait, quant à elle, une fin abrupte en 2017 quand #MeToo révélerait sans grande surprise que les images des modèles à demi nues avec lesquelles il se mettait en scène étaient bien vraies, et impliquaient des mauvais traitements en série. L’ironie a sans doute eu le dos large. Difficile de ne pas voir, en effet, comment la logique hipster a pu s’inscrire dans un horizon parfois misogyne ou raciste, banalisant des excès qui versaient parfois dans l’abus sous le couvert des apprentissages et de la liberté.
La distinction
L’idée n’est donc pas de verser dans la nostalgie. Il y avait, il faut le dire, un problème fondamental dans le fait de placer la distinction esthétique au sommet des priorités. Carlos Perez, qui a tenu pendant plusieurs années le blogue Hipster Runoff sous le pseudonyme Carles, expliquait cette dynamique par une dialectique de l’alternatif et de la culture mainstream. Hipster Runoff, qui était à l’époque un de mes blogues préférés, était une œuvre de génie en matière de commentaire culturel. Malheureusement, ses archives sont aujourd’hui perdues, et il faut y aller de souvenirs ou d’extraits sauvés ça et là pour en reconstituer l’esprit. À peine dix ans plus tard, les archives de cette époque sont déjà manquantes.
Pour en revenir à ce qu’écrivait Carles, le problème de la dialectique de l’alternatif et du mainstream est la facilité avec laquelle ce qui est “alt” un moment devient le mainstream de demain. “Hipster”, pour Carles, était donc un terme péjoratif pour désigner la personne à l’affût des tendances, portée par les trends et incapable de goût authentique, qui finirait nécessairement par être récupérée par le système économique. Tout le jeu de Hipster Runoff était d’essayer de trouver la pierre philosophale qu’était une appréciation pure des objets esthétiques enfin délivrée des tendances.
Si la culture hipster ne naît pas de nulle part et trouve ses racines dans les logiques d’avant-garde des 19e et 20e siècles, l’arrivée d’Internet crée des mécaniques de diffusion et de légitimation quelque peu inusitées. La contreculture des années 1970-1980 avait déjà donné ses enregistrements sur reel to reel, ses VHS ou ses zines, mais Internet amenait la possibilité d’une diffusion globale des scènes locales grâce à MySpace, à Napster ou à LiveJournal. La montée du phénomène hipster, menée par des gens de la génération X comme Alvi ou McInnes, correspond à l’arrivée dans l’âge adulte des milléniaux, première génération à avoir connu dès la tendre enfance le développement des ordinateurs et d’Internet, et qui surclassait souvent les générations précédentes dans l’utilisation des nouveaux médias. La nouvelle économie qui émerge après le crash de la bulle dotcom de 2001 se promettait alors d’être une “économie de l’attention” où la production de contenu donnerait un avantage concurrentiel à ceux qui la maîtriseraient. Cette “économie” ne rapporterait toutefois pas grand-chose, hormis aux actionnaires de Silicon Valley.
Les milléniaux s’annonçaient être la génération la plus diplômée de l’histoire. Une vague sans précédent de jeunes convergeaient vers les grands centres urbains pour étudier dans des programmes d’arts ou de sciences humaines — pouponnières à hipsters — et se retrouvaient à devoir tirer leur épingle d’un jeu qui était joué d’avance. La distinction culturelle semblait être une monnaie d’échange valable dans ce qui s’annonçait. Dans un monde de contenus, il faudrait être “cool” pour s’en sortir, si l’avenir tenait ses promesses. L’accession fulgurante de leurs parents baby boomers à la propriété et à la sécurité financière avait sans doute donné l’illusion d’un confort bourgeois à une partie de ces jeunes des années 2000. Il y avait une répétition de la bohème du 19e siècle, où les jeunes bourgeois pouvaient s’acoquiner quelque temps avec la masse ouvrière lors d’années de formation, avant de retourner au sérieux de leurs occupations et à l’entretien du capital familial. La différence est que le statut de “bourgeois” des enfants de la classe moyenne déclinante était tout à fait précaire, une réalité d’autant plus claire à l’orée de la Grande Récession de 2008.
La culture du pauvre
Comme l’explique Troemel, le paradoxe du hipster est d’avoir été présenté comme un gentrificateur responsable de l’embourgeoisement — ce qui faisait bien l’affaire des promoteurs immobiliers et de tous les spéculateurs qui prenaient d’assaut les centre-villes — alors que sa trajectoire sociale était résolument dirigée vers le bas. Le hipster fréquentait ironiquement les débits de boisson des classes populaires, s’appropriait la culture du pauvre, s’habillait comme lui, vivait avec lui, mangeait comme lui. C’est à cette époque, par exemple, qu’un chef comme Martin Picard à Montréal lance sa poutine au foie gras, syncrétisme suprême de la culture low brow et de la haute cuisine. Cette époque culinaire de Montréal connaît son apogée avec les trois épisodes des séries d’Anthony Bourdain mettant en scène une poignée de chefs montréalais comme Picard ou David McMillan. Bourdain était d’ailleurs l’idéal-type de cette culture qui n’hésitait pas à explorer les bas-fonds dans une étrange logique de distinction. La distance ironique des casquettes de camionneurs ou des caisses de Pabst Blue Ribbon des hipsters cachait sans doute le fait qu’ils étaient eux-mêmes, le plus souvent, des pauvres. Si l’on suivait le modèle des générations précédentes, la pauvreté de l’étudiant en arts ou en lettres se voulait transitoire. Dans les faits, elle deviendrait permanente pour plusieurs — l’endettement chronique aidant —, mais l’illusion d’être au-dessus du pauvre demeurait vivante grâce au capital culturel.
Le hipstérisme montréalais naît dans des circonstances bien particulières. Le Montréal des années 1990 était marqué par la désindustrialisation, comme bien des villes nord-américaines. L’État social du Québec et le financement public des universités permettait aussi à des artistes et à des étudiants de s’installer en ville et d’espérer pouvoir s’en tirer avec peu. Dans une entrevue donnée à Canadaland en 2014, Gavin McInnes explique que c’est cette ambiance qui a permis à un média comme Vice de naître, mais on ne compte plus les scènes et les artistes qui ont pu bénéficier, au tournant du millénaire, de ces conditions propices. À partir des années 2010, cette chance finirait par tourner.
La suite de cette série sera publiée la semaine prochaine.
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