Hipsters : une histoire culturelle (partie 2)
Montée du littéralisme et déclin de la culture hipster
Je continue cette semaine le panorama de la culture hipster en m’intéressant principalement à la période 2010-2014, où s’opère un changement discursif important vers une culture du littéralisme posthumoristique. La semaine dernière, je couvrais surtout le portrait réalisé par Brad Troemel, qui se concentre sur trois des grands pôles commerciaux de la culture hipster : Vice, American Apparel et Pitchfork. La montée et le déclin de ces trois compagnies est emblématique de ce qui a fait ce moment culturel.
L’important à retenir c’est que la notion de “hipster” est surtout un profil socio-démographique pensé du dessus par l’industrie médiatique et le commerce de masse. C’est une manière de décrire, durant la période allant environ de 2001 à 2015, la culture des jeunes dans leur nouveau rapport à Internet. C’est pour cette raison que le hipster se définit surtout par la relation qu’il entretient à la culture de masse, comme une avant-garde, mais sans les ambitions révolutionnaires des avant-gardes, selon un schème contreculturel qui opère comme un disque brisé depuis la deuxième moitié du vingtième siècle. Chose nouvelle, la culture alternative des années 2000 réussit à faire le pont entre les différentes sous-cultures qui étaient celles des années 1990 — punk, métal, goth, grunge, techno, hip-hop… —, un fait qui se concrétise dans de grands festivals où tout ce monde est sensé se retrouver comme Coachella (1999) ou Osheaga (2006), dans le cas de Montréal.
Le rapport à la culture de masse des hipsters n’est pas non plus tout à fait celui de la contreculture des années 1970. Dans Let’s Talk About Love (2007), le critique musical Carl Wilson s’intéresse, par exemple, au succès de la chanteuse Céline Dion et à son rapport à la critique musicale. Détracteur de Céline comme beaucoup de critiques des années 1980-1990, Wilson cherche à faire la part des choses entre ce qu’exclut la critique et ce qui tient véritablement du “mauvais goût”. Le livre de Wilson se lit comme une tentative de réconciliation entre la critique et la culture de masse. Cette réconciliation passe par une compréhension méta- de ce qui a fait le succès de Céline. Le parcours de Wilson est à l’image du parcours esthétique de toute une génération. Dans les années 1970, il existait, par exemple, un rempart difficilement franchissable entre l’amateur de rock and roll et l’amateur de disco. Dans les années 1990, les fans de rock alternatif ou de punk ne touchaient généralement pas au rap. Ce qui est souvent décrit comme une fragmentation en bulles informationnelles (ou en “chambres d’écho”) avec l’avènement d’Internet résulte paradoxalement en une concentration sans précédent et en une grande unification culturelle. Les digues culturelles auront un rôle important à jouer dans la fragmentation des sociétés occidentales en sous-cultures de jeunes durant une bonne partie du 20e siècle, mais la digue cède, dans le cas de la musique, autour des années 2000 pour plusieurs raisons.
Culture du mp3
La principale, à mon avis, est le nouveau rapport à la culture musicale qui se développe avec l’avènement d’Internet. Le jeune fan de punk rock devait, au 20e siècle, aller dans le rayon “punk rock” de son magasin de disques préféré, et affronter ainsi la pression sociale entourant le fait de s’identifier à un genre ou à un style : le regard du disquaire, des amis, des autres acheteurs… L’avènement de Napster en 1999 et de la culture du mp3 allaient faciliter l’acquisition de “plaisirs coupables” loin du regard des autres. Un organe culturel comme Pitchfork puise dans cette nouvelle culture du mp3 avec des journalistes qui jouent le rôle d’éclaireurs du bon goût dans l’océan de données indifférenciées qui s’offre aux mélomanes.
À l’époque, les influenceurs de style sont des journalistes spécialisés et des blogueurs. Cette médiatisation par des êtres humains allait durer un peu plus d’une décennie, jusqu’à l’avènement d’algorithmes comme ceux de Spotify ou de TikTok. Au long de ce parcours, la question de l’appréciation de la culture de masse se pose d’autant plus qu’il devient difficile de créer une pression sociale suffisante pour empêcher une chanson entraînante de faire son chemin jusque dans les iPods de citoyens enfermés dans le luxe discret de leurs écouteurs. Le livre de Carl Wilson répond en quelque sorte à cette nécessaire adaptation du prêtre qui n’arrive plus à rassembler ses ouailles.
Ironie hipster
Les cultural studies — en popularité croissante dans les universités américaines depuis les années 1970 — vont offrir des clés d’analyse intéressantes pour réconcilier le discours d’élite de la critique culturelle avec le caractère commercial et fabriqué de la culture de masse. Cette approche métaculturelle va servir d’assise à l’ironie caractéristique du profil-type : le hipster arrive à apprécier Céline Dion — au deuxième degré — en comprenant l’infrastructure culturelle qui fait sa renommée. Cette appréciation au second degré de la culture du pauvre était déjà en germe dans les années 1970. Des mouvements comme le punk ou le hip-hop ont tous, à leur façon, joué de l’ironie avant l’avènement du type hipster. Linda Hutcheon observait déjà en 2004 que des guillemets ironiques pouvaient être ajoutés à toute la littérature postmoderne. Pareillement, la dénonciation ironique de la culture mainstream est une constante de l’après-guerre. Ce sont les “yuppies” de Generation X (1991) ou les “phonies” de Catcher In The Rye (1951). L’ironie hipster n’a donc rien de bien singulier, mais elle cache tout de même la présence d’un idéal.
Cet idéal de la culture hipster a sans doute été le mieux dévoilé par Carlos Perez d’Hipster Runoff. Son blogue se voulait un travail d’identification des tendances. Perez est l’inventeur de plusieurs hashtags comme la #chillwave ou la #slutwave, mais son travail taxinomique s’inscrivait dans une volonté d’identifier la véritable culture “alt” des hipsters. Le blogue de Perez se perdait — jusqu’à son autodestruction — dans cette fuite vers l’avant d’une culture “indépendante” toujours récupérée par l’industrie culturelle alors que, fondamentalement, Carles était à la recherche d’un art authentique. Comment arriver à la pure appréciation de l’œuvre d’art dans un monde fondamentalement inauthentique ? L’idéal hipster était donc de sortir du cycle bourdieusien de l’underground et de l’overground pour arriver à créer une véritable culture alternative, grâce à Internet. Les blogues, les pages MySpace ou Bandcamp, les LiveJournal… devaient servir à créer des canaux de diffusion alternatifs. Les hipsters croyaient briser leurs chaînes et s’évader des “majors” ou de l’industrie culturelle, mais retomberaient vite dans les bras de Silicon Valley.
La notion de “indie rock” est d’ailleurs symptomatique de ce phénomène. Héritée de la catégorie “musique alternative” des grandes chaînes comme HMV dans les années 1990, la notion de rock indépendant se définissait par son rapport à un mode de production. Des technologies d’enregistrement moins coûteuses, mais surtout des modes de distribution et de diffusion alternatifs comme les blogues et les mp3 permettaient de rêver à une scène musicale indépendante de l’industrie culturelle. Évidemment, cet angélisme serait de courte de durée. Le paradoxe qui était déjà celui de Kurt Cobain chantant “Here we are now / entertain us” sur les ondes de MTV allait se répéter avec la scène indie. Le rêve indépendant serait de courte durée, et bientôt les nouveaux majors deviendraient les GAFAM.
Montée du littéralisme
La montée en flèche du littéralisme — soit la fin de la culture hipster — correspond à peu de chose près au moment de la désillusion face au web 2.0. Cette période correspond au moment où une foule de jeunes aux aspirations culturelles se retrouve coincée à fournir du contenu gratuitement sur Facebook, Instagram et Twitter. Surdiplômée et endettée, une génération entière devait désormais se résoudre à la médiocrité. Comme l’explique Catherine Liu dans Virtue Hoarders (2021), ce terreau de mécontentement de la jeune classe professionnelle et managériale serait propice à la montée du moralisme. C’est d’ailleurs dans ce bassin qu’iront taper les “fermes à contenus” comme BuzzFeed, Vice, Gawker et Jezebel au tournant des années 10. Dans son livre Trust Me I’m Lying (2012), le journaliste Ryan Holiday explique bien comment l’écosystème médiatique de l’époque pouvait être déjoué en utilisant les blogues au bas de la pyramide pour faire remonter ensuite la nouvelle dans les grands médias. Cette politique de la viralité passerait peu à peu entre les mains des utilisateurs les plus habiles sur les réseaux sociaux. Ce qui se présentait d’abord comme un web participatif et organique — une démocratie — serait rapidement déjoué par les grands entrepreneurs moraux et identitaires.
Des épisodes politiques comme Occupy Wall Street aux États-Unis ou la grève étudiante de 2012 au Québec témoignent encore du caractère hybride de la période 2010-2014, où l’activisme en ligne commence à se faire sentir, et où l’organisation réelle perd progressivement du terrain au profit des prises de positions ostentatoires sur les réseaux sociaux. L’arrivée des téléphones intelligents, l’apparition du bouton “like” sur Facebook en 2009, et son extension aux commentaires en 2010, contribuent à renforcer le cycle court dans lequel s’enferme la culture Internet à partir des années 2010. Il serait possible de dire que le woke a remplacé le hipster comme profil-type du marché des 18-35 ans à partir de 2015 environ. Il serait plus exact de dire que le hipster est devenu le wokester des années 2010, avec la montée concurrente de la alt-right. Cette période de radicalisation est marquée par le déclin des blogues et des médias alternatifs, qui ont fait la culture hipster des années 2000, et par la montée en puissance des réseaux sociaux. L’industrie culturelle et la grande industrie en général vont adopter, quant à elles, les codes de la justice sociale et de l’identitarisme en espérant cibler ce nouveau marché cool de la jeunesse éveillée.
Exiting the Hipster Castle
La transition d’une distinction esthétique à la distinction morale correspond à un moment précis de l’histoire d’Internet. C’est en 2013 que Mark Fisher rédige son essai-phare “Exiting the Vampire Castle”, dans lequel il critique la pente identitaire sur laquelle s’engageront les milieux alternatifs dans les années 2010. Les causes de la réaction identitaire sont évidemment complexes et difficiles encore à déchiffrer. Il est peut-être trop tôt pour comprendre ce qui, exactement, s’est passé à partir de 2015. Les “fermes à contenu” ont leur rôle à jouer, les téléphones intelligents, les réseaux sociaux… mais il ne faut pas exclure non plus les frustrations réelles quant à l’impossibilité des changements sociaux.
La présidence d’Obama (2009-2017), l’élection de Justin Trudeau (2013-) et de François Hollande (2012-2017) ont toutes été des exemples de l’élection de gestionnaires libéraux incapables de répondre aux attentes politiques d’une jeunesse confrontée au déclin des classes moyennes et à la crise climatique. La mise en marché de ce mécontentement allait servir de moteur à la culture Internet des années 2015-2024 avec la montée en puissance du modèle de l’influenceur, plus versé dans les pratiques algorithmiques et multimédia que les blogueurs des temps jadis. Le hipster aura été, de 2001 à 2014, une catégorie fourre-tout, mélange d’aspirations de la culture Internet et de l’imaginaire commercial d’une jeunesse cool à cibler par les annonceurs. Comme le “woke”, le hipster est davantage une catégorie projetée, un fantasme qui recouvre des pratiques réelles et la volonté de cerner un profil démographique et social : un marché. La montée du littéralisme vient sans doute en partie de l’embouteillage algorithmique créé par la popularité des médias sociaux dans les années 10, une nécessité de trouver la distinction autrement que dans la dynamique underground/overground. L’indignation serait désormais un vecteur important d’attention sur les réseaux, une manière de mobiliser les contenus et d’attirer la résonnance des utilisateurs.
Le modèle du hipster était aussi surtout contrôlé par la jeunesse américaine blanche et de classe moyenne, notamment par les diplômés en arts et en humanités des universités. Aussi, la majorité des trendsetters étaient des hommes. La culture de l’ironie hipster, avec ses tendances sex, drug & rock and roll était ouvertement dans l’excès, incarné par des objets culturels comme Vice. La critique morale, dans une logique de distinction, permettait à ceux et celles qui avaient été repoussés aux marges de prendre une place centrale dans les différentes scènes locales. Il n’y a évidemment rien à regretter dans la mort du hipster, mais l’histoire culturelle de cette catégorie du 21e siècle nous renseigne sur les structures nouvelles qui se sont mises en place avec l’avènement d’Internet. Un peu comme le “hippie”, le “dandy”, le “beatnik” ou le “romantique”, les grands types de la modernité sont des faux-fuyants, des cases difficilement opératoires — si on s’attache au détail —, mais qui portent en elles des aspirations, des réalités économiques et structurelles qui permettent d’éclairer l’évolution culturelle d’un présent encore difficile à saisir.
Vous pouvez lire le premier texte de la série ici.