Heureusement que les trumpistes ne lisent pas Malaparte
Les vagues inquiétudes du Père Duchesne
Je ne sais pas s’il faut s’inquiéter de la réimpression récente de Technique du Coup d’État de Curzio Malaparte dans la collection des Cahiers Rouges chez Grasset, mais ce livre pourrait donner des idées à certains. Publié en 1931, il a valu à son auteur d’être condamné à l’exil pendant un temps par Mussolini avant d’être mis à l’index tant dans l’Allemagne d’Hitler que dans l’URSS de Staline.
L’ouvrage tient à une proposition toute simple : plutôt que d’étudier la théorie ou l’histoire des coups d’État, les démocrates de ce monde auraient plutôt intérêt à étudier la technique qui permet de les réaliser. La bonne nouvelle, jusqu’à maintenant, c’est que, si l’on se fie aux émeutes du Capitole, les Catilinaires contemporains n’ont ni lu Malaparte, ni tiré de leçon du 20e siècle.
Leur désir de pouvoir demeure inquiétant. Le discours contre les “élites”, les théories du complot… “La dictature, écrit Malaparte, est la forme la plus complète de la jalousie”. Facile de voir, à partir de là, comment tout ça pourrait mal tourner.
Quousque tandem abutere, Catilina, patientia nostra ? Ainsi commencent les Catilinaires de Marcus Tullius Cicero, alias Cicéron. Dans cette série de discours légendaires, l’illustre orateur et consul s’en prend à Catiline, son adversaire politique, à l’origine d’un complot pour s’emparer de Rome.
L’affaire achoppe. Durant la nuit, la garde prétorienne est entrée dans les demeures des Catilinaires (c’est comme ça qu’on appelle les partisans de Catiline) pour les assassiner ou les arrêter. Le matin du 8 novembre, le traître arrive devant le Sénat convaincu que ses hommes sont sur le point de s’emparer du pouvoir. C’est conscient de sa victoire déjà totale que Cicéron l’apostrophe devant les sénateurs avec un sens aiguisé du spectacle : “Jusqu’à quand, Catiline, abuseras-tu de notre patience ?”
La technique Trotski
Pour Malaparte, la technique policière employée par Cicéron pouvait peut-être marcher à l’époque romaine, mais elle n’a plus rien à voir avec la manière dont fonctionne un État moderne. D’après l’auteur, l’erreur de l’État libéral est de voir la question du coup d’État comme une question policière en premier lieu alors que le fonctionnement des bureaucraties, depuis le 20e siècle, est beaucoup plus complexe.
Malaparte en veut pour preuve la Révolution d’octobre 1917 où Léon Trotski, maître d’œuvre de la prise de pouvoir des Bolchéviques, met en place l’exemple le plus efficace de coup d’État moderne. Alors que Napoléon Bonaparte pouvait réussir son 18 Brumaire avec une méthode conventionnelle d’assaut du gouvernement, la technique Trotski implique une compréhension fine des rouages des institutions modernes.
Pour Kerenski, l’adversaire des Bolchéviques, la tentative de renversement de Lénine et Trotski est, avant tout, une question policière. Il suffit, selon cette logique, de protéger les lieux de pouvoir pour, comme Cicéron, pouvoir déclarer au matin : Jusqu’à quand, Lénine, abuserez-vous de notre patience ?
De Trotsky à Mussolini
C’était sans compter sur Trotski, qui avait trouvé une force véritable dans les syndicats ouvriers, nouveaux Catilinaires en mesure désormais de bloquer le fonctionnement de Petrograd.
Plutôt que de donner l’assaut contre les lieux de pouvoir protégés par la police, le génie de Trotski a été de viser les artères : postes télégraphiques et gares ont été ses premières cibles, paralysant la ville en entier jusqu’à ce que tombe le gouvernement de Kerenski.
L’État moderne ne s’attaque pas par la tête. C’est d’ailleurs ce qu’avait compris aussi Mussolini qui, fort de l’exemple de Trotski, réussit sa marche sur Rome sans même avoir l’appui populaire après des élections désastreuses. Encore une fois, il fallait viser les syndicats, les usines, puis les gares, les postes téléphoniques… mettre progressivement l’État hors de fonction pour ensuite être acclamé comme son sauveur.
Pour paraphraser ce vieux Marx, qui lui-même paraphrasait Hegel, qui lui-même devait paraphraser un canonier rencontré ivre-mort dans un bar de Tübingen : l’histoire se répète toujours deux fois, la première comme une tragédie, la deuxième comme une farce. Il aurait pu ajouter la troisième fois comme une version pathétique de la même farce et la quatrième pour vous plomber bien comme il faut le moral si vous n’aviez pas déjà compris.
Nos Catilinaires sont en retard
Les émeutes du 6 janvier ont peut-être marqué un tournant pour les démocraties libérales que le 21e siècle n’avait pas encore connu (du moins dans le “monde libre”), même si la technique du coup d’État semble être aujourd’hui un art oublié. En visant la tête de l’État américain, les trumpistes n’ont rien retenu des leçons de Trotski et de Mussolini.
Ils ont pu, par conséquent, être balayés rapidement par la méthode policière. Même chose encore pour les Reichsbürgers allemands dont le complot a été déjoué facilement l’automne dernier. Ces derniers visaient le Reichstag, siège du pouvoir. Mal leur en pris.
La lecture de Malaparte nous enseigne qu’une méthode plus efficace aurait été d’abord d’installer des Catilinaires dans des fonctions-clés. Il peut s’agir de fonctions politiques, mais aussi de fonctions techniques : gestion des postes, des permis de conduire, de la voirie… Comme Bonaparte, il faut absolument éviter de prétendre autre chose que de vouloir défendre la démocratie et la liberté jusqu’à la toute dernière seconde.
Ensuite, le but est de frapper pour déstabiliser, paralyser au mieux possible les fonctions de l’État et, si possible, les moyens de production, pour ensuite s’emparer du gouvernement. La suite, bien sûr, c’est de se poser en sauveur, de rétablir l’ordre et de sauver ce que l’on a soi-même contribué à rendre inopérant. Les conservateurs américains s’acharnent à détruire l’État depuis bientôt quelques décennies, mais Trump a été beaucoup trop idiot pour réussir le renversement final.
Non seulement a-t-il annoncé ses intentions en prédisant le vol des élections, mais il a lancé ses Catilinaires dans un assaut complètement inutile, cornes de bison en prime. Le complot déjoué, il est étonnant de voir aujourd’hui Trump s’en tirer, mais reste à espérer que d’autres ne prendront pas trop de notes. Déjà, quelqu’un comme Ron De Santis comprend que sa marche sur Washington pourrait commencer par les conseils scolaires et les bibliothèques de Floride. La théorie s’oublie, mais la technique, elle, se perfectionne.