Elsa Deck Marsault : pour en finir avec l'esprit carcéral des milieux militants
Les lectures transformatrices du Père Duchesne
Nous avons vu se multiplier, dans les dernières deux ou trois années, le nombre d’ouvrages qui portent sur la cancel culture. Juste dans le domaine francophone, il faut compter des livres comme ceux de Pierre Vesperini, Laure Murat, Emmanuel Pierrat ou Julie Assouly… Loin d’être décisifs, la plupart de ces ouvrages analysent le phénomène en tentant un point de vue surplombant qui rate le sujet. Le problème est que la cancel culture n’est pas un “concept” ou une “théorie”, qu’il serait possible de réfuter, mais plutôt un ensemble de pratiques issues de la culture Internet qu’il faut analyser dans leurs subtilités pour bien les comprendre.
C’est d’ailleurs devenu une rengaine à droite. Le tribun Mathieu Bock-Côté, par exemple, consacre son dernier ouvrage Le totalitarime sans le Goulag (2023) à la dénonciation de ce qu’il nomme le “wokisme”. Cette catégorie qui consiste à ajouter un “-isme” à un ensemble de pratiques et de réflexions disparates est une manière commode de créer un amalgame. Ainsi, des luttes sociales fondées intellectuellement peuvent se retrouver combinées aux vidéos TikTok les plus imbéciles et aux pires outrances glanées sur Internet. C’est une tactique classique en rhétorique, et populaire à droite comme à gauche : les gardes rouges, au temps de la Révolution culturelle, accusaient leurs adversaires d’être des “compagnons de route du capitalisme”, les fascistes d’hier accusaient leurs adversaires de verser dans le “judéo-bolchévisme” tandis que ceux d’aujourd’hui parlent d’“islamo-gauchisme”…
Ce vice de procédure ne devrait pas, pour autant, nous faire verser dans l’autre extrême. Petits et grands inquisiteurs ont consacré de grands efforts, dans les dernières années, à nous expliquer que la “cancel culture n’existe pas”. E pur si muove… S’il n’existe pas de système organisé ou d’idéologie circonscrite dont la cancel culture pourrait être le nom, les pratiques de call-out et de dénonciation en ligne ont eu un impact énorme sur la vie de milliers de personnes. C’est ce qu’a entrepris de documenter quelqu’un comme Clémentine Morrigan, à Montréal, autour de son podcast Fucking Cancelled. Dans ce podcast qu’elle anime avec Jay Manicom-Marquis depuis 2021, elle aborde les pratiques de ce que les deux hôtes nomment le “Nexus”, soit la frange la plus engagée dans les dénonciations au sein des milieux militants. Les travaux de Morrigan, inspirés des Alcooliques Anonymes et de la justice transformatrice, ont permis de réunir dans des groupes certaines personnes victimes de ces callouts et de leur redonner une communauté. Ils ont aussi permis de documenter des cas. Juste à Montréal, il serait possible de mentionner les histoires plus extrêmes d’adolescents ciblés par des callouts qui ont été victimes d’humiliations et de harcèlement dans les écoles secondaires, sous le regard complaisant des adultes responsables. Il serait possible aussi de parler du cas de cette prof d’université qui s’est suicidée à l’automne 2022 pour ne pas avoir à subir l’humiliation publique d’un processus de dénonciation. Autant de cas qui “n’existent pas”, selon les négationnistes de la cancel culture, mais qui ne sont pourtant pas très loin sous une surface que personne n’ose gratter de peur d’être à son tour dénoncé.
Mais l’époque change et on assiste, depuis quelques temps, à la montée d’un contre-discours de gauche, qui ne se limite pas aux amalgames. Un livre comme Faire Justice. Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes d’Elsa Deck Marsault, paru à l’automne 2023 à la Fabrique et réimprimé cet hiver chez Remue-Ménage à Montréal, est emblématique de cette nouvelle critique des pratiques punitives des milieux militants. Dans ce petit ouvrage-synthèse simple, efficace et impeccablement documenté, Deck Marsault combine travail de terrain et analyses théoriques pour donner un état des lieux très juste de la question, en plus de proposer un véritable projet de transformation sociale.
Le constat de Deck Marsault est semblable à celui que pouvaient déjà faire une Wendy Brown ou une Sarah Schulman :
Le militantisme progressiste contemporain semble connaître un éparpillement dont chacun·e peut prendre la mesure. Les fossés entre les différents courants se creusent à mesure que s’affaiblissent nos capacités à militer et à faire front ensemble. Les espaces de luttes anticapitalistes, a fortiori les milieux queer et féministes, sont l’objet d’une parcellisation où chacun·e défend son pré carré. Cette fragmentation peut s’expliquer en partie par une incapacité générale à faire face au conflit, à la conflictualité, aux divergences d’opinion, aux ruptures et à la nouveauté.
Dans Conflict is not abuse (2017), Schulman prenait une position similaire, à savoir que le langage de l’“abus” avait tendance à figer les parties d’un conflit et à empêcher toute possibilité de changement. Pour Schulman, il ne s’agissait pas de nier l’existence d’abus réels, mais bien de pouvoir ramener ces situations vers le travail dialectique du conflit pour qu’une transformation puisse avoir lieu. Deck Marsault emprunte une voie similaire à celle de Schulman, et elle le fait avec une connaissance très fine du milieu queer et de ses pratiques.
L’imprécation de “croire les victimes” est donc à saisir, pour Deck Marsault, dans un processus dynamique d’accompagnement et de changement. Il ne s’agit plus d’essentialiser le statut de victime ou d’agresseur, mais bien de le saisir comme une situation précise dont il convient de dénouer les implications sociales et psychologiques :
En parallèle de cette essentialisation de la « Victime » se trouve celle de l’« Agresseur ». L’auteur·ice de l’agression n’est plus une personne qui a eu un comportement précis à un moment donné, mais « un·e agresseur·se » dangereux·se pour quiconque s’en approche, prêt·e à agresser n’importe qui à n’importe quel moment. Même quand la victime ne sollicite pas d’action, le groupe peut lui-même décider d’exclure l’auteur·ice au prétexte de la sécurité individuelle et collective. Par ailleurs, en élargissant le cercle des personnes averties, les versions racontées sont simplifiées, déformées, souvent pour le pire.
Pour Deck Marsault, l’exclusion des dénoncés ne permet donc pas de bien accompagner les victimes. D’abord, certains membres du groupe s’approprient la fonction d’inquisiteurs, de gestion des listes et d’administration des peines, ce qui leur donne un pouvoir démesuré en plus de déposséder les victimes du processus. L’autrice relate d’ailleurs un cas paradoxal où une victime, cherchant à entamer un processus de justice réparatrice avec son agresseur, s’était elle-même retrouvée dénoncée pour “apologie du viol” et bannie de sa communauté. Deck Marsault va plus loin en montrant une logique néolibérale derrière l’existence d’influenceurs de la dénonciation :
Ce militantisme de l’influence, qu’il soit antispéciste, queer ou autre, se nourrit de logiques néolibérales où l’individu·e devient l’alpha et l’oméga des luttes : la personne qui dicte et la personne qui s’éduque, se conscientise, se déconstruit et se responsabilise – la source et la fin de tout. Le politique se résume alors à une “pratique de développement personnel”.
Nous connaissons tous deux ou trois de ces dénonciateurs de profession dont l’existence a été rendue possible grâce à un certain branding militant sur les réseaux sociaux. Cette image de marque semble avoir donné peu de résultats probants si ce n’est diviser les communautés militantes et semer la terreur. Quant au changement…
La réponse collective à un fait de violence que j’ai le plus souvent rencontrée est l’exclusion. C’est aussi celle qui symbolise le mieux, à mon sens, ce qu’on peut faire de plus contre-productif en matière de prise en charge.
Priver un dénoncé de son milieu, de ses capacités de logement ou de subsistance ne contribue pas au changement. La plupart du temps, le trauma de l’ostracisme plonge l’individu dans une spirale dépressive susceptible d’empirer certains comportements, notamment quand ces derniers sont liés à la dépendance ou à la gestion de l’anxiété ou de la violence. Finalement, créer des boucs émissaires est commode pour les gens de la communauté qui n’ont alors plus à examiner comment, socialement ou personnellement, ils ont pu eux-mêmes contribuer à des comportements abusifs.
Deck Marsault, qui se décrit elle-même comme militante gouine, voit un risque supplémentaire similaire à celui qu’identifiait la montréalaise Kai Cheng Thom pour des milieux queer où la communauté joue souvent le rôle de seconde famille. Les pratiques punitives ont alors, comme dans le cas du système carcéral, un effet de levier sur les inégalités. Une dénonciation aura beaucoup plus d’impact si vous êtes, par exemple, une travailleuse précaire du milieu culturel que si vous êtes actionnaire majoritaire d’une firme de génie conseil. La comparaison est même drôle : personne ne peut canceller vraiment l’actionnaire majoritaire d’une firme de génie conseil. La logique de la cancel culture ne fonctionne bien, au final, que si vous êtes d’avance précarisé et que vous ne possédez pas vos propres moyens de production. En voulant régler un “mal social” par la pratique du callout, les militants se retrouvent donc à reproduire et à perpétuer des inégalités qu’ils prétendent combattre.
Dans la dernière partie du livre, Elsa Deck Marsault met à profit son expérience avec l’organisme de justice transformatrice Fracas pour montrer qu’il est possible d’imaginer des communautés qui s’émanciperaient des logiques punitives et qui seraient en mesure d’accompagner adéquatement les victime tout en accueillant une véritable transformation sociale. Loin des polémiques stériles à propos de la cancel culture, la militante nous amène sur le chemin d’une libération de la parole qui serait en mesure de changer le monde.
N’hésitez pas à répondre directement à cette infolettre ou en écrivant à jesuislepereduchesne@gmail.com.
Ressources utiles pour la critique de la cancel culture et des logiques carcérales
Cette bibliographie non exhaustive donne un portrait large des réflexions actuelles sur la cancel culture.
Critiques féministes
Angel, Katheryn, Tomorrow Sex Will Be Good Again, New York, Verso Books, 2021.
Bernstein, Elizabeth, “The Sexual Politics of the 'New Abolitionism”, Differences, vol. 18, n°5, p. 128–151 [lien]
Bernstein, Elizabeth, “Militarized Humanitarianism Meets Carceral Feminism: The Politics of Sex, Rights, and Freedom in Contemporary Antitrafficking Campaigns”, Signs: Journal of Women in Culture and Society , vol. 36, n°1, p. 45–71 [lien]
Brown, Wendy, Politics Out Of History, Princeton, Princeton University Press, 2001.
Freeman, Joreen, “Trashing: The Dark Side Of Sorority”, Ms. Magazine, April 1976, p. 49-51 [lien].
Maree Brown, Adrienne, We Will Not Cancel Us: And Other Dreams Of Transformative Justice, Oakland, AK Press, 2020.
Press, Alex, “#Metoo doit éviter le féminisme carcéral”, Paris.info, 21 novembre 2019, [lien]
Schulman, Sarah, Conflict Is Not Abuse: Overstating Harm, Community Responsibility, and the Duty of Repair, Vancouver, Arsenal Pulp Press, 2017.
Critiques des mouvements de justice sociale
Auteur Inconnu. “Contre la logique de la guillotine. Pourquoi la Commune de Paris a brûlé la guillotine – et nous devrions faire de même”, Crimethinc., 5 avril 2020, [lien]
Burgis, Ben, Cancelling Comedians While The World Burns: A Critique Of The Contemporary Left, London, Zero Books, 2021.
De Boer, Freddie, “Are Social Justice Politics Serious, Or Not ?”, Substack, Freddie De Boer, Jun 20th 2023, [lien]
De Boer, Freddie, How Elites Ate The Social Justice Movement, New York, Simon & Schuster, 2023.
Deneault, Alain, Mœurs. De la gauche cannibale à la droite vandale, Montréal, Lux Éditeur, 2022.
Fisher, Mark, “Exiting The Vampire Castle”, OpenDemocracy, 24 novembre 2013, [lien]
Frances, Molly, “Why Cancel Culture Matters”, Substack, 29 novembre 2020, [lien]
Gray, Kier Adrian, “Why I Left Social Justice”, Substack, 15 juillet 2022, [lien]
Liu, Catherine, Virtue Hoarders, Minneapolis, University Of Minnesota Press, 2021.
Morrigan, Clementine, Fuck The Police Means We Don’t Act Like Cops To Each Other, Zine, Clémentine Morrigan, 2020, [lien]
Critiques trans/queer
Cheng Thom, Kai, I hope We choose love, Vancouver, Arsenal Pulp Press, 2019.
Deck Marsault, Elsa, Faire Justice. Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes, Paris, La Fabrique, 2023.
Nelson, Maggie, On Freedom: Four songs Of Care And Constrain, New York, McClelland & Stewart, 2022.
Critiques antiracistes
Davis, Angela, Are Prisons Obsolete?, New York, Seven Stories Press, 2003.
Davis, Angela, Une lutte sans trêve, Paris, La Fabrique, 2016.
Taiwo, Olufemi, Elite Capture, Chicago, Haymarket Books, 2022.
Reed Jr., Adolph, “Afropessimism, or Black Studies as a Class Project”, NonSite.org, September 26th, [lien]
Podcasts
“Sortir de la justice punitive”, Les Couilles Sur La Table, 28 septembre 2023, [lien]
Autres ressources
Collectif Fracas, qui œuvre en France pour la justice transformatrice [lien]
Fucking Cancelled, podcast de Clémentine Morrigan et Jay Manicom-Marquis [lien]
Les site de Kai Cheng Thom [lien]
Justice Hoodistique, de l’organisme Hoodstock à Montréal [lien]