Du "Porn Rock" à Miriam Cahn, la censure ne change pas souvent de disque
Le Parental Advisory du Père Duchesne
Le 7 mai dernier au Palais de Tokyo à Paris, le militant d’extrême-droite Pierre Chassin aspergeait de peinture la toile Fuck Abstraction ! de l’artiste suisse Miriam Cahn1. L’œuvre faisait scandale depuis quelques semaines. Une députée du Rassemblement National avait d’ailleurs demandé son décrochage au mois de mars parce que, clamait-elle, la peinture faisait l’éloge de la “pédocriminalité”. Son indignation reprenait celle d’une obscure association pour les droits des enfants qui faisait circuler une pétition depuis quelques semaines déjà.
Ces derniers temps, les droites mondiales semblent obsédées par le sort des enfants. C’est le cas dans la colonie canadienne, où les spectacles de drag queens ont fait les manchettes, mais aussi un peu partout aux États-Unis, où les anathèmes en tout genre pleuvent sur le milieu scolaire, dont l’interdiction d’enseigner les “critical race theory” aux enfants et de diffuser certains livres aux thématiques LGBT+ dans les écoles.
C’était le cas aussi lors de l’élection de Trump, quand QAnon diffusait les théories du complot entourant le pizzagate, cette hypothétique conspiration dont le Père Duchesne n’a pas encore saisi tous les subtiles rouages, mais qui aurait impliqué un réseau pédophile dans une pizzéria de Washington dans lequel auraient trempé une bonne partie de l’establishment démocrate. C’est une litanie, une ritournelle, mais un segment de la droite semble porté par une inquiétante obsession pour les enfants… quitte à voir de la pédophilie où il n’y en a pas. La toile de Cahn, d’ailleurs, ne représentait pas un enfant, d’après l’artiste elle-même, mais une allégorie des exactions sexuelles commises lors du conflit en Ukraine…
En 1985, Tipper Gore, la femme du sénateur Al Gore, se lançait dans une kabbale morale après que sa fille eût été exposée aux paroles diaboliques de la chanson “Darling Nikki” de l’album Purple Rain de Prince :
I knew a girl named Nikki,
I guess you could say she was a sex fiend
I met her in a hotel lobby
Masturbating with a magazine
She said how'd you like to waste some time
And I could not resist when I saw little Nikki grind.
Choquée par ces paroles, Gore s’allierait à d’autres femmes influentes de Washington — qu’on appellerait plus tard les “Washington Wives” — pour fonder le Parent Music Ressource Center (PMRC). Ce “centre” se lança dans une campagne contre les paroles “pornographiques” du rock and roll, en tentant de mettre en place un système de classement sophistiqué pour prévenir les parents du contenu des albums qu’écoutaient leurs adolescents.
Le conflit se déplaça jusque devant le Congrès, où des artistes comme Frank Zappa et John Denver, défendirent glorieusement l’honneur du rock and roll contre le couperet des Washington Wives. L’industrie musicale en arriva à un compromis : l’implantation des fameuses étiquettes “Parental Advisory”, pour prévenir des dangers de certains albums.
Cette étiquette, plus simple que le système proposé par le PMRC, permettait d’éviter un mécanisme trop complexe de censure et d’évaluation des nouveaux albums tout en se protégeant des conséquences légales. La réaction des artistes ne se fit pas attendre. Frank Zappa composerait la chanson “Porn Wars” à ce sujet et un groupe comme Danzig sortirait en 1988 son single “Mother”, qui s’adressait directement au PMRC :
Mother
Tell your children not to walk my way
Tell your children not to hear my words
What they mean
What they say
De fait, on ne s’est probablement jamais autant amusé qu’à partir de l’arrivée des étiquettes “Parental Advisory”. Pour plusieurs artistes, il s’agissait d’un badge d’honneur. C’est le cas par exemple d’Eminem qui, dans le vidéoclip de “Without Me” (2002), arrive déguisé en Robin (le compagnon de Batman, pas la chanteuse) pour sauver un jeune garçon du péril posé par son album.
Si la vague répressive des années 1980, qui puisait sa source dans la présidence de Reagan et les paniques morales des chrétiens évangéliques américains, semble être l’ancêtre directe des vagues contemporaines d’instrumentalisation de l’enfance à des fins de propagande, les réponses, elles, ne sont plus tout à fait les mêmes.
Une redite, mais un front désuni
Le problème, c’est que, cette fois-ci, le front qui s’oppose à cette logique est plus désuni que jamais. Alors que les progressistes de toutes les confessions étaient du côté de Frank Zappa en 1985, il serait difficile d’en dire autant aujourd’hui. Si personne à gauche ne s’est rangé du côté du RN et des vandales, c’est bien plus par esprit de corps que par principe.
La logique de la censure est pourtant la même que celle défendue par plusieurs aujourd’hui. « Quelle est l'utilité de certaines toiles de Mme Cahn Miriam mettant en scène des enfants pratiquant une fellation à un adulte ? », se demandaient les auteurs de la pétition signée contre l’œuvre. J’en vois quelques uns siffloter, mais ce discours d’utilité est devenu la norme plus que l’exception.
Combien sont-ils aujourd’hui à ânonner que telle ou telle œuvre “questionne” ou “libère”, comme s’il s’agissait de la fonction première et essentielle de l’œuvre d’art ? N’avons-nous pas, de nous-mêmes, réintroduit des interdits de représentation ? Alors que les Twisted Sisters pouvaient répondre “We’re not gonna take it” aux censeurs de Washington, cette fin de non-recevoir n’a plus la même véhémence. Peu importe leur appartenance, les censeurs auront toujours à la bouche un discours sur l’utilité de l’art. À quoi sert-il de lire, d’entendre, de montrer telle ou telle œuvre ? C’est une chose d’ouvrir cette porte, c’en est une autre de la refermer.
https://www.francetvinfo.fr/culture/culture-six-questions-sur-le-tableau-fuck-abstraction-de-miriam-cahn-degrade-au-palais-de-tokyo_5815052.html
Ironie de l’histoire. Conspuée par Tipper Gore, la chanson « Darling Nikki » de Prince se termine par un message subliminal. On se rappelle que l’une des grandes craintes des vertueux des années 1970-1980 concernait ces fameux messages subliminaux qui, à l’écoute de « Stairway to Heaven » ou « Sympathy for the Devil », devaient conditionner les jeunes âmes adeptes du rock à l’adoration du Diable.
Prince, comme un bon Témoin de Jehovah, avait donc enregistré à l’envers les paroles suivantes à la fin de la chanson : « I know I feel fine, because I know the Lord is coming soon, the Lord is coming soon ».
On a les démons - daimôns- que l’on veut en matière de censure.