L’agent de sécurité mandaté de surveiller le pavillon du collège qui menace de s’effondrer me donne régulièrement des nouvelles de la Coupe Africaine des Nations. Les assureurs ont demandé à ce que l’aile A soit surveillée en tout temps pour prévenir les risques que quelqu’un soit enseveli sous les gravats ou meure d’amiantose. Nous avons donc à chaque étage un agent Garda qui ne fait strictement rien, sinon assurer une présence, parce que personne n’a vraiment envie de s’aventurer du côté de l’amiante.
Les amateurs de sports nord-américains peuvent difficilement comprendre la gravité des enjeux qui entourent le football. L’agent de sécurité, par exemple, était dégoûté par les performances de l’équipe du Cameroun à la CAN. Pour les Camounerais, l’échec de la sélection nationale à Abidjan est une autre preuve de la corruption du pouvoir. “Ils nomment leurs amis et voilà!” La même chose a failli arriver à l’équipe ivoirienne. Déjà que le gouvernement d’Alassane Ouattara est en sursis depuis les coups d’état des pays voisins, perdre la face à la maison en rondes de qualification aurait pu sérieusement compromettre l’avenir politique de ce bon ami du FMI.
J’ai d’ailleurs eu un moment de frayeur quand j’ai laissé tomber le match de samedi dernier contre le Mali. La Côte d’Ivoire perdait 1-0 après un carton rouge de Kossounou à la 43e minute. J’ai dû abandonner pour aller travailler sur autre chose quand j’ai entendu un cri de mort venant de l’appart du dessous. Les murs ont tremblé. J’ai pensé à un accident, puis j’ai entendu : “ON EST PAS ENCORE MORTS! ON EST PAS ENCORE MORTS!”
Mon voisin, ivoirien vous l’aurez compris, venait d’assister au but de Simon Adingra à la 90e minute. Ce voisin a quitté le pays en catastrophe à la fin du régime Gbagbo pour aboutir au Ghana, puis en Italie pour des études en microbiologie avant son arrivée au Canada. À voir son sourire ce jour-là, son ivoirité était contentée. Le football est plus qu’un sport, c’est un baromètre, une extension de la politique par d’autres moyens.
C’est d’ailleurs le sujet d’un livre de Gigi Riva, que j’ai lu récemment. Le dernier penalty, publié en 2016, raconte l’histoire de la dernière sélection nationale de Yougoslavie au moment de l’effondrement. Riva, ancien rédacteur en chef de L’Espresso, montre comment le football a participé aux dérapages qui ont mené à l’éclatement du pays.
Hooligans
Un des événements précurseurs de la catastrophe se déroule au Stade Maximir de Zagreb en mai 1990. Un certain Željko Ražnatović, à la tête d’un club d’ultras de l’Étoile Rouge de Belgrade, mène ses troupes dans la capitale croate pour un match contre le Dinamo.
L’affrontement dégénère quand les Bad Blue Boys - supporters du Dinamo - se mettent à lancer des pierres dans la section où sont enfermées les Deljie - ultras de l’Étoile Rouge - qui crient “Zagreb est serbe!” et “Mort à Tuđman!”. Les Deljie arrivent à déchirer des panneaux d’affichage et à défoncer les clôtures qui les séparent de leurs ennemis, c’est la bagarre générale. La police intervient, lance les gaz. L’émeute signe la fin de la ligue yougoslave.
L’homme à la tête des Deljie, Ražnatović, est le bon ami d’un certain Svlobodan Milošević, client fidèle de son bar situé près du Stade de l’Étoile Rouge, surnommé Marakana par les fans. Ražnatović sera plus tard connu sous le nom de guerre “Arkan”. Ses milices, les redoutables “Tigres d’Arkan”, seront d’abord recrutées chez les hooligans de l’Étoile Rouge, avant de semer la terreur en Croatie et en Bosnie. Pendant qu’Arkan se montrait avec un tigron dans ses images de propagande, son ami Milošević jouait la carte de l’apaisement.
De psychiatre à génocidaire
La route de Faruk Hadžibegić croise celle d’un certain Radovan Karadžić au FK Sarajevo. L’homme, psychiatre de métier, a le rôle de préparateur mental de l’équipe. Ironie du sort, Karadžić insiste pour que l’équipe apaise toute tension interethnique. Les joueurs l’apprécient, et rien ne laisse supposer qu’il finirait à la tête du parti nationaliste serbe de Bosnie, le SDS, en 1990.
Pendant que Karadžić s’apprête à devenir le leader des troupes nationalistes qui mèneront le siège de Sarajavo à partir de 1992, Faruk suit une carrière européenne au poste de libero pour le FC Sochaux. Cette équipe de l’Est de la France est appuyée par de nombreux supporteurs yougoslaves, qui sont venus travailler à Mulhouse dans les usines Peugeot.
La Yougoslavie diasporique
Pour beaucoup de joueurs de la sélection nationale, les événements qui frappent le pays sont difficiles à saisir. C’est le cas pour Safet Sušić, lui aussi attaquant du FK Sarajevo durant l’époque où Karadžić était préparateur mental. Quelques années plus tard, Safet Sušić devient le grand plus joueur de l’histoire du Paris Saint-Germain, où il passe l’essentiel des années 1980.
L’expérience de ces joueurs est celle de beaucoup de Yougoslaves qui ont quitté leur pays pour servir de cheap labor à travers l’Europe. C’est dans l’exil que ces Bosniaques, ces Serbes, ces Croates ou ces Macédoniens ont découvert leur “yougoslavité”. À travers les yeux des autres qui leur renvoyaient leur étrangeté, ils se construisaient une identité commune.
Et Faruk et Sušić quittent Sarajevo alors que la ville connaît un âge d’or. Dans les années 1980, la capitale bosniaque accueille même les olympiques. La ville qu’ils retrouvent dans les années 1990, et d’où ils évacueront bientôt leur famille, est l’ombre d’elle-même, déchirée par les conflits ethniques.
Tito
On attribue souvent à Josip Broz Tito la paternité de la Yougoslavie. Encore aujourd’hui, l’homme d’État est respecté. Chef des partisans sous l’occupation nazie, Tito met en place à partir de la fin de la guerre un État multiethnique qui ne lui survivra pas longtemps. Témoignage du respect qu’inspirait le “Bloc non aligné”, ses funérailles ont été celles qui, à ce jour, ont accueilli le plus grand nombre de dignitaires étrangers, après celles de Jean-Paul II.
Toutefois, l’idée selon laquelle c’est Tito qui était le génie derrière le succès yougoslave est largement surfaite. D’abord, c’est Tito qui a semé les ferments de l’effondrement yougoslave en devenant une sorte de mondain fréquentant le jet set qui laissait le gros d’une administration dysfonctionnelle aux appartchiks. Ce n’est pas Tito qui a fait la Yougoslavie, mais les Yougoslaves qui ont travaillé toutes ces années à mettre les différends de côté, à apprendre les langues des uns et des autres et à assumer concrètement la diversité des Balkans.
À cela, faut-il ajouter, la Guerre Froide offrait un levier inespéré. En 1948, Tito rompt ses liens avec le Parti Communiste soviétique et fonde ce qu’il appelle le “Bloc non aligné”. Cette position mitoyenne entre l’Occident capitaliste et le Bloc soviétique permettra à la Yougoslavie d’occuper un terrain stratégique de choix, tant du point de vue politique qu’économique.
Déchirement
À mesure que l’URSS s’effondre, l’effet de levier du positionnement stratégique entre deux blocs perd de son efficacité. L’économie yougoslave périclite, les jeunes s’en vont, les entreprises d’État ne suffisent plus… La Communauté Économique Européenne tire de son côté la Croatie et la Slovénie, l’Otan s’implique… La Yougoslavie ne s’est pas effondrée d’elle-même, elle a été déchirée par les forces du marché.
Le racisme envers les Yougoslaves, répandu en Europe et, dans une moindre mesure, en Amérique, les représente comme des Orientaux prompts aux emportements, incapables de se gérer eux-mêmes et enclins au nationalisme. Les images des guerres des années 1990 n’ont fait qu’amplifier cet imaginaire du barbare, qui s’incarne dans des expression comme “balkanisation” ou “balkaniser”.
Le procès reste pourtant encore ouvert à savoir si les guerres de Yougoslavie sont les dernières du 20e siècle ou les premières du 21e siècle. Le modèle du dérapage yougoslave est-il ce qui nous attend ? J’en parlais la semaine dernière dans mon infolettre sur Tucker Carlson et le guerre civilisme américain, mais les guerres civiles commencent souvent comme une blague. C’est le cas d’Arkan et de ses hooligans devenus “Tigres” comme ce pourrait bientôt être le cas, même si je n’y crois pas trop, des supporters qui se mobilisent pour ou contre Taylor Swift.
La fin de la Yougoslavie
La scène se passe le 25 mars 1992 en marge d’un match amical entre l’équipe de la République Fédérale de Yougoslavie et des Pays-Bas. La Croatie est indépendante depuis un an, Faruk Hadžibegić est capitaine d’une équipe amputée de certains de ses meilleurs éléments. C’est un match sans histoire, perdu 2-0 par les yougoslaves.
Rien à voir avec le match contre l’Argentine en Coupe du Monde deux ans plus tôt, quand le rêve de se retrouver dans le quatuor final s’effondra malgré l’arrêt de Tomislav Ivković contre Diego Maradonna durant les tirs au but. Il aurait fallu un arrêt de plus, le dernier penalty, pour sauver l’équipe, et peut-être la Yougoslavie.
À la fin du match amical, Faruk regroupe les joueurs. Les troupes de Karadžić, recrutées chez les hooligans serbes, sont sur le point d’entamer ce qui sera le plus long siège de l’histoire récente, à Sarajevo. Faruk, musulman, voit le pays qu’il a connu s’effondrer. Il s’avance alors devant ses joueurs et déclare : “En tant que capitaine, je dissous l’équipe. L’équipe, aujourd’hui, n’a plus de sens.”
Un capitaine de sélection n’avait évidemment pas le pouvoir de dissoudre l’équipe nationale, mais il fallait symboliquement que la Yougoslavie s’éteigne par la voix du peuple qui l’avait créée. Faruk, l’exilé du FC Sochaux, en était venu à incarner l’expérience yougoslave.
C’est Georges Bataille, dans la Part Maudite, qui avance que la guerre est fondée sur le principe de dépense. C’est en dépensant des vies humaines qu’on montre son pouvoir. Pourtant Bataille voyait aussi dans l’être humain cette possibilité de se dépenser ailleurs : le sport, les arts, les monuments, la science, l’exploration spatiale… Le football, dans sa grandeur tragique, incarne ce principe de dépense. La partie terminée, la guerre civile suivrait.
Merci de ce texte encore une fois instructif et pertinent. En effet, le ferment des grandes violences, et des guerres se trouve souvent dans l'humus des relations sociales «normales» : dans l'intolérance décomplexée du quotidien, dans l'ignorance culturelle assumée, dans l'exaltation d'un égocentriste nationalisme...