En mode estival, le Père Duchesne présente dans les prochaines semaines une série de textes sur la Côte-Nord.
Il y a un peu plus d’une semaine, je me demandais si je réussirais à me rendre au Nord du 50e parallèle à cause des incendies. Finalement, la route 389 a pu ouvrir il y a une dizaine de jours. Les voitures et les camions devaient circuler en convoi à travers les étendues brûlées au cas où le feu, qui couvait toujours sous terre, décide de ressurgir. Dans les faits, je ne sais pas trop ce qui aurait pu brûler encore.
Les forêts d’arbres carbonisés frappent l’imagination humaine, mais elles sont normalement le début d’autre chose. L’écorce brûlée permet aux insectes, comme les longicornes, d’entrer plus facilement dans le bois pour y pondre. Rapidement, les larves mangent sur pied les chicots qui accueillent alors les oiseaux insectivores. Les saules, les peupliers, les bouleaux reprennent le terrain, la broussaille offre le couvert aux gélinottes et aux lièvres, les orignaux viennent brouter les jeunes pousses…
C’est étrange de l’imaginer, mais la forêt boréale n’a jamais existé sous ces latitudes sans l’être humain et ses tendances pyromanes. Quand le glacier laurentien a commencé à fondre il y a 18 000 ans, les peuples qui ont remonté vers le Nord ont percé les bois de sentiers, tendu leurs filets dans les rivières, brûlé de vastes étendues pour faciliter la régénération, chassé les grands mammifères… L’humain a façonné ce territoire pendant près de 120 siècles avant que la capitalisme n’accélère le cours de l’histoire naturelle.
Récolter à tout prix
D’ailleurs, les feux ne sont pas encore éteints que la course est déjà lancée. Les compagnies forestières font pression sur le gouvernement pour récolter les chablis et les arbres morts laissés derrière par les incendies. Dans les dernières semaines, des journalistes ont répété en boucle le message des compagnies : il ne faudrait pas que le bois se « perde ». Après tout, les insectes ne payent pas de redevances.
Il suffit de faire un tour à Baie-Comeau, où la moitié du centre-ville est occupée par l’usine de pâte à papier de Produits Forestiers Résolu, pour comprendre le poids de l’industrie. L’usine n’est plus active depuis 2020, mais Résolu, une multinationale dont les propriétaires Indonésiens semblent avoir des liens très étroits avec la Chine, a aussi une scierie dans le parc industriel.
Dépossession
Quiconque a fait un peu d’histoire du Québec a été confronté à la mythologie de la Révolution tranquille et à ce roman national où le Canadien français s’émancipait de la tutelle étrangère. Je vous donne le scoop : ce n’est jamais vraiment arrivé. Après Résolu (qui a absorbé les géants Domtar et Abitibi Consolidated) et ses propriétaires liés au Parti Communiste Chinois, il y a Rémabec, détenu à 50% par un certain Lino Saputo, fils d’un fromager connu pour ses liens avec le clan Bonanno de la mafia new-yorkaise (liens qu’il vaut mieux ne pas trop évoquer au risque de s’attirer une coûteuse poursuite en diffamation). Si le problème était seulement ces affiliations douteuses, ce serait simple, mais la réalité, comme d’habitude, est plus complexe.
L’industrie forestière représente 4.7% du PIB de la province mais, pour des régions comme la Côte-Nord, c’est une part beaucoup plus importante. Les forestières offrent du travail aux entrepreneurs en construction de la région qui doivent entretenir les ponts et les routes, aux camionneurs qui transportent les chargements, à ceux qui réparent la machinerie, aux employés des scieries…
Le touriste qui se promène dans les vastes étendues de la Côte-Nord peut bien s’imaginer être un découvreur, mais les chemins de terre sur lesquels il roule ont la plupart du temps été construits et sont entretenus par les forestières. Les grands espaces ont toujours été une fiction. Il n’y a pas de territoire sans travail humain.
L’écosystème humain
C’est la ligne qui est difficile à tenir dans le discours écologiste : l’humain fait partie des écosystèmes et il n’y aura jamais de solution viable sans prendre en compte ses pratiques. Tout le reste est du spectacle.
La forêt boréale change à vue d’œil. Des espèces comme le cerf de Virginie, le dindon, le coyote et l’orignal étendent toujours plus au Nord leur aire de répartition, tandis qu’une espèce comme le caribou réduit sans cesse la sienne. Le réchauffement fragilise les écosystèmes, et la forêt boréale autour du globe emmagasine près de 208 milliards de tonnes de carbone. Un rapport de l’ONU publié récemment faisait état du risque posé par ce carbone endormi susceptible de s’envoler en fumée.
J’ai l’impression de réciter un bréviaire, de répéter les lignes de l’ONU et de Greenpeace, mais les dernières semaines ont été éprouvantes d’un point de vue médiatique. Alors que les incendies faisaient rage, les journalistes québécois se sont pour la plupart contentés d’un traitement superficiel, rarement critique, souvent propagandiste, comme si le feu provenait de la colère des dieux.
Retrouver l’usage du futur
Devant le réchauffement, la résignation est notre pire ennemi. J’ai passé les derniers mois à critiquer la gauche libérale et à montrer comment le néopuritanisme avait pu devenir un discours de classe. L’écologie est aussi parfois ce hochet que la classe professionnelle et managériale agite pour se donner bonne conscience. J’ai aussi critiqué la droite conservatrice et sa manie de protéger ce qui n’a jamais existé contre des menaces inventées pour s’assurer que rien ne bouge, que le pillage continue.
Entre ces deux pôles des guerres culturelles, il faut imaginer un espace de solidarités où l’ouvrier des scieries, l’entrepreneur et le camionneur ne sont pas les ennemis de l’écologiste. La police du discours et la politique-spectacle essentiellement sur Internet nous ont éloignés de cet objectif, mais ça ne veut pas dire pour autant qu’il ne soit pas réalisable.
Les pistes pour l’aménagement des forêts sont nombreuses. Nous n’avons pas besoin de passer par des coupes à blanc et de transformer le territoire en monocultures inflammables. Je l’écris souvent, mais il faudra un jour recommencer à imaginer le futur. Le discours apocalyptique est une résignation qu’on prend pour un cri d’alarme. Il faudra s’en départir pour que l’avenir repousse après l’incendie.
Tu es définitivement un de ces jaseurs d’Amérique qui ne cesse de me convaincre qu’il faut garder le feu (celui de Cormac McCarthy entre autres). Attention sur la route.