Ce n’est pas Mark Carney qui va nous sauver
La perplexité du Père Duchesne face à l’enthousiasme libéral pour un banquier
Je ne sais pas pour vous, mais ça ne fait que neuf semaines que Donald Trump est arrivé au pouvoir et j’ai l’impression d’avoir déjà oublié l’Ancien Monde. Cette semaine a commencé comme les autres avec l’annonce par le Premier Ministre ontarien Doug Ford d’une augmentation des tarifs d’électricité destinés aux États-Unis. L’initiative semble avoir déplu à nos voisins, qui ont répliqué par des menaces d’augmentation des tarifs sur l’acier et l’aluminium. Trump en a profité pour rappeler ses velléités d’annexion et pour menacer le Canada de prendre des mesures punitives si drastiques qu’elles finiraient “dans les livres d’Histoire”.
Heureusement, les libéraux fédéraux ont choisi la même semaine pour célébrer la victoire quasi nord-coréenne du nouveau héraut de la démocratie canadienne : Mark Carney. L’homme parle à peine français, il a le charisme d’un fer à friser, c’est un “ancien” banquier, un technocrate, mais on nous le présente comme le sauveur du Canada. Quand on pense que c’est avec le même aplomb que les démocrates américains nous annonçaient le “Brat Summer”, nous voilà rassurés. Devant lui, le conservateur Pierre Poilievre peine à convaincre qu’il n’est pas la version “le Choix du Président” de Donald Trump, ce qui devrait — patriotisme aidant — assurer sa défaite, si les libéraux ne finissent pas par se battre eux-mêmes (ce qui, entendons-nous, n’est pas à exclure). Oubliez le NPD, ce supposé parti de gauche, que Jagmeet Singh a résolument tiré vers le centre ces dernières années : nous aurons le choix entre un Trump bien de chez nous ou une sorte de vampire-banquier libéral pour tenir la barre du Dominion de Sa Majesté Charles III durant sa pire tempête depuis la Confédération de 1867. Chauds les pipelines et l’austérité… 2025, nous t’aimons d’amour.
Si vous cherchiez une année pour vous mettre à l’ornithologie, c’est sans doute la bonne. Neuf semaines que ça dure, et nous ne sommes pas près d’en avoir fini. Il va falloir se trouver des passe-temps. Je lisais, dans le plus récent Québec Oiseaux, que l’année 2024 a été marquée par des records en termes de migrations hâtives. Ça vous laisse d’ici la fin avril pour vous entraîner à reconnaître les parulines. Déjà, vous pourrez écouter les bécasses d’Amérique dès la fin mars dans le Boisé du Tremblay à Saint-Hubert. Il faut se tenir sur la passerelle du marais à la tombée du jour et vous entendrez le cri de la bécasse, une sorte de petit bîp grinçant. Si vous restez assez longtemps, vous pourrez entendre les mâles décoller dans la brunante pour suivre la spirale flûtée de leur vol nuptial. La bécasse est un oiseau discret et autrement disgracieux qui passe son temps à fouiller la vase de son long bec pour attraper des larves visqueuses, sauf ces quelques nuits de printemps où elle devient l’étoile de ce mystérieux bal aérien. Le réchauffement climatique a beau changer progressivement les migrations, il y a quelque chose d’apaisant dans le fait de savoir que les bécasses reviendront cette année encore. C’est déjà le cas des carouges à épaulettes, qui ont recommencé à crier près de l’eau, annonce d’un printemps inévitable. Le rythme des saisons est un point de repère, une sorte d’ancrage dans l’ouragan psychotique du nouveau fascisme.
Homme de Davos
Mark Carney est devenu dirigeant de la Banque du Canada en 2008 sous le gouvernement conservateur du Premier Ministre Stephen Harper. Celui que certains médias ont qualifié de “George Clooney de la finance” a aussi été décrit comme un “homme de Davos” par le site web Politico. Ce pedigree n’est pas sans rappeler celui d’un certain Emmanuel Macron qui, après des années de répression et de politiques liberticides, semble aujourd’hui en phase de devenir le nouveau leader du monde libre. Les conflits mondiaux ont tendance à donner ce genre d’aberrations où l’on vous fait avaler quelques larves pour sauver le bal.
J’ai pourtant passé l’automne dernier à lire analyse après analyse des résultats du vote américain pour en arriver à conclure, grosso modo, ce que Thomas Piketty et Julia Cagé ont pu observer pour la France : la droite populiste gagne, en ce moment, parce qu’elle propose le renversement d’un ordre économique détesté par tous les pauvres. Son programme repose sur un mensonge, mais la haine de ceux de Davos — justement — semble universelle chez les classes malheureuses, qu’elles votent à gauche dans les grands centres, ou à droite dans les périphéries. Le plan de destruction de l’État du leader conservateur Pierre Poilievre, même s’il semble aujourd’hui irrémédiablement associé à l’ennemi, apporte des réponses toutes faites à une haine féroce de l’establishment, qui s’est développée avec la montée des inégalités. La choix libéral d’un candidat de l’establishment, même s’il peut fonctionner à court terme, ne règle en rien ce problème dans l’infrastructure des démocraties.
Où est la gauche ?
La grande absente de cette opposition entre nouveaux fascistes et technocrates demeure la gauche, quasi inexistante sur l’échiquier électoral au Canada. Le Nouveau Parti Démocratique, sous la gouverne de Jagmeet Singh, n’a fait que se rapprocher du centre, si bien que plusieurs se demandent aujourd’hui à quoi bon voter pour une copie quand on peut voter pour le vrai Parti Libéral. Un balayage n’est pas à exclure. Il reste bien quelques authentiques voix de gauche dans ce parti, comme celle d’Alexandre Boulerice, dont les prises de positions pour défendre la Palestine ou les travailleurs d’Amazon ont été remarquées mais, pour l’essentiel, le parti a suivi la tendance vers le fond des démocrates américains. Dans un récent article de Jacobin, Luke Savage voit dans la situation actuelle une opportunité pour le NPD de se repositionner comme une véritable alternative sociale aux mesurettes libérales. La reconstruction de l’économie canadienne en réponse à la guerre commerciale nécessiterait, en effet, une intervention considérable de l’État pour éviter que ne se creusent encore les inégalités qui minent nos sociétés.
Le problème c’est que je ne vois cette option nulle part dans le programme de Jagmeet Singh. S’il y a une leçon à retenir de l’élection américaine, c’est qu’il faut se méfier, par-dessus tout, du centrisme. Nous le voyons en ce moment avec l’inaction de la plupart des démocrates devant le coup d’État de Trump. C’est par le centre mou que pourrissent les démocraties. Le discours contre les élites et les technocrates n’est pas populaire pour rien. Pour se sauver de ce péril, le Canada semble aujourd’hui opter pour la stratégie du centre. C’est la même stratégie qui a donné Joe Biden et Kamala Harris. Le banquier Carney arrivera peut-être à tirer son épingle du jeu et à gagner son élection. N’empêche, le problème reste le même. Nous sommes loin, bien loin, d’être tirés d’affaire.
Nora Loreto nous en apprend un peu plus sur notre banquier ici: https://substack.com/@nolore/note/p-158771419?r=je0jo&utm_medium=ios&utm_source=notes-share-action
La Perfect Political Platform est exactement le type de réponse que la gauche canadienne devrait adopter, mais qu’elle ne pourra pas envisager tant que les paradigmes actuels limiteront toute véritable transformation. Tant que les élites continueront à imposer un faux consensus centré sur la préservation du statu quo, toute tentative de changement restera confinée à des ajustements cosmétiques.
https://sonderuncertainly.substack.com/p/the-perfect-political-platform
Ce dont le Canada a besoin, ce n’est pas d’un sauveur technocrate ou d’un gestionnaire habile du néolibéralisme, mais d’une refonte radicale du cadre politique et économique. Sans cela, on continuera à voir la concentration des richesses, l’érosion des services publics et une classe politique incapable de répondre aux défis du siècle.