Il a fallu, cette année, que la Saint-Valentin tombe un Mercredi des cendres. C’est un signe, j’imagine, mais je suis tombé ce jour-là aussi sur le dernier essai de Claire Legendre, Ce désir me point (2024), qui vient de paraître à Montréal chez Leméac. Dans son livre, Legendre retrace son parcours en tant que femme involontairement célibataire pendant près de dix ans dans une sorte de chemin tortueux de l’ombre à la lumière. C’est comique, par moments, mais le livre développe surtout une réflexion incarnée sur le sens du désir, dans ce qu’il implique de rapport à soi-même, à l’écriture et aux autres.
Nous avons beaucoup parlé de sexualité dans les dernières années, mais étrangement assez peu du désir. C’est d’ailleurs ce que remarquait aussi Katherine Angel dans son Tomorrow Sex Will Be Good Again (2021), un texte plus théorique qu’il serait possible de lire côte à côte avec le livre de Legendre.
Romancière, prof de création littéraire, spécialiste de l’autofiction, Legendre montre, dans Ce désir me point, comment son rapport névrotique à son propre désir et à celui des autres est devenu le moteur de son écriture. L’ouvrage commence comme une aventure de dating, où l’on voit se dessiner les affres du libre marché de l’amour.
C’est peut-être la seule grande idée de Michel Houellebecq, mais je n’ai pas pu m’empêcher, en lisant Legendre, de penser au leitmotiv d’Extension du domaine de la lutte (1994) : “Le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue”. Pour Houellebecq comme pour l’autrice, l’extension du capitalisme aux relations humaines implique une marchandisation du désir et sa réification dans une conjugalité désincarnée.
Conjugalité sans histoire
Pour Legendre, cette conjugalité contractuelle qu’offre le néolibéralisme trouve son comble dans la relation “sans drama”, autrement dit sans histoire. Il en va de l’amour en Amérique comme des banlieues modèles où le désir s’efface dans le confort et la commodité du bien-être :
On ne peut pas fabriquer l’imaginaire amoureux sans obstacles, sans fantasmes. Que serait un désir à quoi on ne résiste jamais ? Un désir qui n’aurait rien à combattre, même pas lui-même ? On aurait seulement un jour l’évidence de son bien-être avec un autre qu’on accepterait d’adopter à long terme parce que rien ne se présenterait de mieux. Une sorte d’élan hormonal doublé d’intelligence économique ? Une conjugalité ?
D’ailleurs, la situation de Legendre en tant qu’immigrante française sert son regard anthropologique particulièrement aiguisé en ce qui a trait aux pratiques amoureuses locales. Certes, l’écrivaine est peut-être dans la colonie depuis trop longtemps : je ne suis pas certain que la situation soit guère meilleure dans l’Europe contemporaine. Ses observations montrent tout de même un mode particulièrement sordide d’expression contractuelle du désir amoureux propre à l’Amérique, qui commence par une période de fréquentation non officielle :
Ce pacte de non-romantisme initial est censé se résoudre en un talk, conversation de convention au cours de laquelle les deux partenaires, au terme de la période d’essai décident qu’ils cesseront de fréquenter ailleurs pour se concentrer sur ce qui est désormais une “relation”.
L’observation, tout aussi juste que déprimante, montre à quel point l’Amérique du Nord s’est enfoncée dans la logique marchande des relations humaines, qui deviennent d’autant plus jetables que le libre-marché permet de piger sans cesse dans le sac pour essayer de trouver des termes plus avantageux. Swipez à gauche, swipez à droite. Ce qui, au départ, pouvait ressembler à la liberté, s’est en fait avéré être un gage de solitude absolue et de désir sans cesse insatisfait.
Démocratiser l’amour
Le fin’amor médiéval, qui se développe à partir du 12e siècle chez les troubadours du Sud de la France, tient son inspiration des sources musulmanes de l’espace méditerranéen. Contrairement aux Européens, les savants du monde islamique avaient à leur portée les textes de Platon, comme le Banquet, dont les idées étaient jusque là parvenues au monde chrétien à travers la lentille déformante des Pères de l’Église. Dans ce texte, pour le rappeler, Platon imagine un désir en trois temps, qui commence par l’aspect charnel pour s’élever ensuite vers la beauté et la pureté des idées.
C’est cet idéal de beauté qui se retrouve chez les penseurs islamiques comme Ibn Dawoud, qui écrit au 9e siècle le Kitab al-Zahra, le Livre de la Fleur , dans lequel il trace les contours de l’amour courtois. Il faut cependant se rappeler que l’idéal-type du fin’amor médiéval s’adressait à une part très restreinte de la population, plus fantasmée que réelle. Pour la plupart des individus, les impératifs bêtement comptables et familiaux continuaient de s’appliquer. Bien se marier, c’était choisir la dot, la situation avant toute chose. L’amour existait, bien sûr, mais il n’était pas une condition a priori pour déterminer de l’union de deux individus.
Si cette réalité sera celle de la plupart des êtres humains jusqu’à tard dans le 20e siècle, l’idée d’unions guidées par le grand vent du désir fait son chemin progressivement dans la bourgeoisie émergeante. On assiste ainsi, avec le 19e siècle, à une démocratisation rapide du désir, qui devient progressivement le guide des relations amoureuses. Pourtant, plus de liberté ne veut pas nécessairement dire plus de bonheur.
Werther: premier incel ?
Legendre, dans son livre, aborde la question des femcel, ces femmes abandonnées des hommes qui se réfugient dans l’univers internet du célibat. Côté masculin, on pourrait faire remonter ce désir adolescent insatisfait au jeune Werther de Goethe, qui met fin à ses jours après avoir été rejeté par la belle Charlotte. La liberté du jeune artiste de se ficher des conventions de la noblesse et de chercher l’amour-passion se voit rapidement confrontée au principe de réel. Werther est jeté de la bonne société, éconduit par sa désirée, jusqu’à en mourir.
Même si le mariage de désir semble faire son chemin dans les consciences à la fin du 18e siècle, c’est une autre chose dans les pratiques. D’ailleurs le terme dont on affublera le genre de récit qu’écrit Goethe — romantique — tire son nom du fin’amor des troubadours médiévaux. L’amour y est présenté comme dans les romans, et pas comme dans la vraie vie, où continue de s’imposer le mariage de raison. Peut-être est-ce un luxe que nous avons finalement gagné : celui de rêver au Vrai Amour, nous pauvres paysans, quand nos ancêtres se contentaient de chercher un bon mariage.
N’empêche, dans la logique capitaliste, la démocratisation du luxe vient toujours avec sa merdification. Contraints par les réalités du monde moderne, nos amours ont peu à voir avec ceux de Tristan et d’Iseult aux blanches mains. Nous croyons avoir consenti à ce monde, mais nous le subissons plus qu’autre chose.
Réguler le désir
Dans son Tomorrow Sex Will Be Good Again, Katherine Angel aborde la question du consentement pour montrer comment sa logique peut être détournée à mauvais escient. Elle oppose à cette notion la question du désir féminin :
Il est tentant de dire que les femmes ont l’autorité sur leurs propres désirs, qu’elles savent catégoriquement ce qu’elles veulent. Mais qui est une autorité sur soi-même, qu’il s’agisse de sexualité ou de n’importe quel autre aspect de la vie ?
Pour Angel, le désir qui s’exprime pose problème parce qu’il peut être retenu contre les femmes, mais aussi parce que le modèle de la femme forte qui sait ce qu’elle veut est à peu près contraire à tout ce que nous savons de la psyché humaine. Il ressort de ce constat une éthique du désir, où nous devons accepter l’incapacité des êtres humains à se connaître totalement, ce qui implique de naviguer à travers les complexités des désirs croisés : on peut facilement consentir à ce qui nous nuit, comme on peut désirer ce qui nous détruirait. Penser à l’intérêt de l’autre est, pour Angel, la premier pas vers un monde meilleur.
Claire Legendre aborde cette question en racontant son désir, alors qu’elle avait onze ans, pour un homme adulte. Concrétiser cette passion aurait sans doute eu des conséquences psychologiques désastreuses, mais le désir s’abreuve aussi d’interdit : “Le désir, pour grandir, doit être contrarié”. Le problème, dans un univers contractuel et pseudo-transparent, est de taire ce qui pourtant existe. Legendre n’hésite pas à explorer ce désir, à en chercher les causes, à la résoudre. Il faut se méfier surtout du désir qui se tait. C’est d’ailleurs ce désir non-exprimé qui explose chez l’incel qui sombre dans la misogynie.
Everyone is beautiful
J’évoquais, dans une infolettre précédente, un article de Raquel S. Benedict intitulé “Everyone Is Beautiful But No One Is Horny”. Dans ce texte, Benedict parle des films de superhéros où les corps, grâce aux traitements sophistiqués aux stéroïdes anabolisants, sont plus sculpturaux qu’ils ne l’ont jamais été.
Cette beauté plastique, ciselée, est pourtant contrebalancée par l’absence totale de tension sexuelle. C’est d’ailleurs quelque chose qu’observait Brett Easton Ellis dans son White (2019), mais la scène de sexe a pratiquement disparu de la tranche la plus “grand public” du cinéma contemporain, alors qu’elle était un passage obligé pendant quelques décennies. Pour quiconque a grandi dans les années 1990, ces souvenirs embarrassants sont nombreux.
Je me souviens, par exemple, de Dave, un garçon de l’école primaire qui ressemblait un peu à Beavis de Beavis And Butthead, qui m’avait avoué être allé six fois au cinéma voir Titanic. À l’époque, je n’avais pas trop compris, mais c’est en y repensant récemment que je me suis rendu compte qu’il y allait probablement à répétition pour revoir la scène où Kate Winslet posait nue devant Leonardo Di Caprio.
Société pornographique
Il est étrange de vivre aujourd’hui dans une société où le désir a été évacué du discours, pour exister éhontément sur la place publique. Legendre aborde la question quand elle parle d’une “civilisation de la masturbation”, mais l’omniprésence de la pornographie n’est qu’une composante de ce phénomène. Les réseaux sociaux, lieu par excellence du désir mimétique, en sont une autre où constamment le désir d’approbation d’autrui est mis en spectacle. Nos désirs de faire partie du groupe et d’obtenir son aval sont bien réels, mais nous agissons comme si le récit que nous faisions de nous-mêmes sur les réseaux se faisait en toute transparence.
La société de la transparence cache à la vue de tous nos désirs enfouis. C’est la lettre volée, l’imposture pornographique. Cette hypocrisie fondamentale de notre époque a déjà des conséquences désastreuses sur nos vies, mais Legendre cherche à l’amener ailleurs que dans cette impasse narcissique.
Dans un de ses meilleurs textes, le psychanalyste Otto F. Kernberg s’intéresse au narcissisme et à la destruction du temps. Pour lui, le narcissisme cherche à protéger le moi, mais cette gratification ne peut exister que dans un présent éternel. C’est ce qui fait d’ailleurs que la blessure narcissique est rarement oubliée avec le passage du temps. Cette éternité du moi pose problème aussi quand on le confronte au principe de réel et aux preuves effectives du passage du temps.
Kernberg se base sur ses observations de patients narcissiques qui se retrouvent à un âge plus ou moins avancé et s’aperçoivent que leur vie est passée en un éclair. Souvent, ces patients vont essayer de rattraper en vain le temps perdu. C’est la proverbiale crise de la quarantaine ou cinquantaine. Plus tard, ils enchaînent souvent aussi avec la peur panique de la mort et des tentatives désespérées de garder la jeunesse. Pour le psychanalyste, la construction de relations où l’autre existe, autrement dit de relations qui ont une histoire, est ainsi la clé d’une vie riche et remplie.
Claire Legendre explique, pour sa part, comment l’écriture a pu être une sublimation du désir, un détournement de ses propres névroses. Ce constat, s’il peut être vrai, est sans doute exagérément dur. Dans les faits, Legendre est ce qu’il y a de plus près d’une pure écrivaine.
Même professeure dans un environnement académique où les gens peuvent rapidement devenir des demandes de subventions ambulantes, elle reste, fondamentalement, une romancière. Créer peut venir de la part maudite, d’un désir tyrannique et destructeur. C’était d’ailleurs le sujet de son premier livre, Making-Of (1998), un polar où s’entremêlaient meurtre et cinéma. Reste qu’il est difficile de croire jusqu’au bout ses névroses. Legendre ne vit pas dans le présent éternel du moi. Elle construit quelque chose comme une œuvre, et ce dernier opus vient d’y ajouter une petite brique bien pesante de désir et de liberté.
Cités dans ce texte :
Katherine Angel, Tomorrow Sex Will Be Good Again, New York, Penguin, 2021.
Raquel S. Benedict, “Everyone Is Beautiful But No One Is Horny”, Blood Knife, February 14th 2021, [lien]
Brett Easton Ellis, White, New York, Penguin, 2019.
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Éditions Maurice Nadeau, 1994.
Otto F. Kernberg, “The destruction of time in pathological narcissism”, Cliniques, vol. 14, n°9, 2017, [lien]
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