Un autre front vient de s’ouvrir dans la guerre globale. Nous avions pris l’habitude de voir le conflit israélo-palestinien partir en vrille, mais les images qui nous parviennent depuis dimanche dernier sont d’une autre magnitude. Sur les réseaux, c’est un flot ininterrompu d’horreurs. Plus de 260 cadavres retrouvés sur le site d’un festival, 107 dans le Kibboutz de Be’eri, des images de corps traînés par les combattants du Hamas… le pire massacre de juifs depuis l’Holocauste. Ailleurs, c’est les images d’enfants morts qu’on sort des ruines de leurs maisons, des familles décimées, des rangées d’immeubles de Gaza rasés par des frappes qui n’ont plus rien de “chirurgical”…
Partout les tambours résonnent: à Montréal, des manifestants agitant le drapeau palestinien scandaient “From the river to the sea, Palestine will be free!”. À Tel Aviv, Netanyahou qualifiait les Palestiniens de “bêtes humaines” dans son discours à la nation… Un génocide se prépare. Les va-t-en-guerre de tous les pays ont le vent en poupe. De toute façon, la tempête n’est jamais pour eux.
Il est sinistre, en ce moment, de voir les “universitaires décoloniaux” claironner que la décolonisation “n’est pas une métaphore”. Ce n’est pas eux qui se feront tirer dessus. Ces courageux guerriers des réseaux iront le dire dans un colloque international où “un léger goûter sera servi”. Ils sont toujours prêts à la dépense: des fonds publics comme de la vie des autres.
Pendant ce temps, on s’agite dans les think tanks. Cette autre race d’“intellectuels” discute “géostratégie”, parle de “droit à l’autodéfense”, sans se rendre compte de l’obscénité de leur Clancy talk. À l’autre bout, les images en boucle: le rouge des explosions dans le ciel de Gaza, le rouge du sang, le gris de la poussière sur les corps, les mères éplorées, les pogroms des colons, le bruit assourdissant des bombes qui ne se rend pas jusqu’à nous parce que les micros ne le captent pas… Il faut avoir été au champ de tir pour comprendre à quel point claque un coup de carabine.
Chercher la lumière
Dans le tumulte émergent quelques voix sensées. Je pense à Ha’aretz et à son éditorial qui dénonce le régime fasciste de Netanyahou comme “seul responsable”. Le gouvernement, enfoncé dans la pire crise politique de l’histoire d’Israël, a non seulement fait la sourde oreille aux avertissements de l’armée, mais il a dégarni le front de Gaza pour appuyer les colons en Cisjordanie.
Dans les pages du Monde, l’ancien diplomate Elie Barnavi écrivait à propos de cette guerre:
C’est la résultante d’une conjonction de deux facteurs : une organisation islamiste fanatique dont l’objectif déclaré est la destruction d’Israël ; et une politique israélienne imbécile à laquelle se sont accrochés les gouvernements successifs et que le dernier a portée à l’incandescence.
Imbécile, le mot est tendre. Cette politique, c’est l’humiliation et l’écrasement des Palestiniens pour le bon plaisir des fanatiques. C’est la fin du “processus de paix” et l’imposition de la loi du plus fort. Les séides du Hamas l’auront bien compris. Seule la force existe quand le droit cède.
Jus in bello
Où est-elle, la “communauté internationale”? Les caïds à la tête des gouvernements occidentaux ont oublié leurs principes? Tous les chefs d’État du G7 et de l’Union Européenne rappellent sans ambages le “droit à l’autodéfense” d’Israël. Où sont-elles les conventions de Genève? L’ordre post-45? Tsahal se dirige vers une opération meurtrière dans une des zones les plus densément peuplées de la planète, et le droit ne tiendrait plus? On parle d’“animaux”, de “vermine”…
C’est une ligne de faille qui s’ouvre dans le nouvel ordre du monde. Aujourd’hui, Israël, demain le Kosovo, Taïwan… L’Iran et la Russie seraient derrière le Hamas, même si ces liens ne sont pas encore clairs. La Chine s’abstient de commenter. Une chose est certaine, cette guerre sera bientôt la nôtre, le sang sur nos mains.
Je vous vois nombreux à faire des déclarations de principes. Dénoncer le Hamas, dénoncer Israël, choisir un drapeau, mais à quoi bon les principes quand tout est à la machtpolitik et à la loi du plus fort? Quels principes de “guerre propre” appliquons-nous encore dans la “guerre des blocs”? Plus rien des leçons de Dresde et d’Hiroshima, d’Hambourg et de Nagasaki… Ce sera le tombeau des lucioles, la guerre aérienne, le siège au sol, le feu qui tombe du ciel, un holocauste au sens propre.
B’tselem
À droite, nos imbéciles locaux parlent de “barbarie” et de “civilisation”, eux qui n’ont pas compris que nous venons de la même mère. Que l’Occident, cette fiction, puise ses racines dans la civilisation méditerranéenne, Mare Nostrum, Notre Mer dont les trois piliers sont le judaïsme, la chrétienté et l’Islam.
Le judaïsme nous a donné la Loi à la base de l’Europe chrétienne. L’Islam nous a donné la Grèce. Ses savants ont copié Platon et Aristote, nous les ont transmis avec leur exégèse quand plus personne en Europe ne lisait le grec ancien. Méditerranéenne, notre civilisation s’est corrompue quand elle est devenue atlantique.
Ce conflit n’est pas un conflit “civilisationnel”, comme le prétendent les matamores qui ne connaissent rien à la civilisation, c’est une guerre fratricide par des humains qui sont b’tselem Elohim, à l’image du même Dieu. C’est l’organisme israélien du même nom, B’tselem, qui le rappelait, mais cette fraternité ne devrait pas nous échapper.
Fragilité
B’tselem, une des voix discordantes dans la folie meurtrière, rappelait le scandale de l’occupation, la négation du droit. Nous avons fermé les yeux, abdiqué devant les forces obscures. En Israël, ce sont les communautés mizrahim les plus pauvres et les travailleurs migrants des Kibboutzim sur lesquels on tire en premier, quand ce n’est pas sur les jeunes progressistes d’un rave party. L’absurdité de la violence ne s’est jamais vue autant que devant ces images de fêtards à demi nus sous MDMA tentant de fuir des meurtriers cagoulés du Hamas, bandeau vert au front, comme un surgissement de l’Histoire dans la banalité festive du capitalisme tardif.
“J’ai brandi pour ma part l’arme de ma propre fragilité pour tenir tête aux tempêtes de l'Histoire. Sans autre but que de justifier mon existence”, écrivait le poète palestinien Mahmoud Darwich. L’Histoire écrite par les assassins est un travail d’effacement des vies minuscules. C’est un poète juif, Paul Celan, pris dans un autre orage, qui parlait de la mort devenue maîtresse de l’Allemagne: “Tes cheveux d’or Margarete / Tes cheveux de cendre Sulamith”… La mort est aujourd’hui maîtresse de Tel Aviv. Elle sème sa terreur de Beit Hanoun à Rafah, après que le Hamas l’ait semé à Sderot. Agitez le drapeau que vous voudrez, ça n’y changera pas grand-chose. Nous n’avons rien, mais rien appris.