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Vous connaissez l’adage : il y a des décennies où rien ne se passe, et il y a des semaines où des décennies se produisent. En France, la semaine dernière ressemblait un peu à ça. Après des élections européennes sous le signe de l’avancée de l’extrême droite, le président français Emmanuel Macron a pris la décision de dissoudre l’Assemblée Nationale et de déclencher des élections législatives. Tandis que la droite nous a donné un spectacle enlevant de bisbilles et de trahisons, la gauche a réussi l’exploit de former un Front Populaire à peu près stable en quelques jours. Nous voilà donc devant une drôle de droite divisée et une gauche rêvant d’empêcher une majorité d’extrême droite.
Pendant que tout ce feuilleton se déroulait, une “conférence de paix” avait lieu en Suisse entre l’Ukraine et les pays de l’OTAN. La Russie, absente, avait pris soin d’envoyer par communiqué sa proposition de paix : la reddition inconditionnelle de l’Ukraine. L’offensive autour de Kharkiv se poursuit et on apprend que la Chine intensifie ses livraisons d’armes à Moscou, ce qui laisse présager une aggravation du conflit dans les mois à venir. Ajoutez à ça douze retournements du côté de Donald Trump et de la campagne américaine et vous avez une semaine bien remplie, qui laisse imaginer que les mois à venir seront tout aussi “intéressants”.
Pendant que l’Histoire advenait, donc, le Père Duchesne était au Nord du 50e parallèle, en pleine forêt boréale, en train de pêcher la truite. L’an dernier, il avait fallu remonter par convoi la 389 parce qu’un incendie menaçait de bloquer la route. Cette année, avant de remonter vers le réservoir Manicouagan, j’ai pu revoir les immenses zones brûlée près du barrage de Manic 3, et m’arrêter un peu dans l’espoir de trouver des morilles sur le sol calciné. Les zones basses sont toujours moins brûlées que le haut des montagnes, qui crament comme des têtes d’allumettes. Dans les vallées, le feu passe parfois d’arbre en arbre à grande vitesse, sans tout détruire de la masse de sphaigne, de kalmias et de buissons de thé du Labrador qui recouvrent le sol. Ma recherche s’est avérée infructueuse : il n’avait presque pas plu de tout le printemps, et la terre était sèche comme le crâne d’Éric Ciotti. Rien pour les morilles.
Inspirations
Le Front Populaire de 2024 tire son nom du Front Populaire de 1936, mais la conjoncture qui a mené à l’un et à l’autre est bien différente. En 1936, Mussolini et Hitler sont au pouvoir, la crise économique bat son plein, les purges staliniennes sèment la terreur en URSS et une génération entière a connu les tranchées. La gauche avait un autre agenda, parfois révolutionnaire, parfois lié à Moscou. Aujourd’hui, il n’y a pas d’Internationale Ouvrière, pas de camarade Staline ou de survivants de 14-18, la presse se meurt, les océans s’acidifient, Internet est arrivé en ville… Les parallèles avec les années 1930 ont leurs limites. Dans les pages de Libération, l’historien Johann Chapoutot rappelait tout de même à juste titre que la montée des fascismes européens dans les années 1930 s’était déroulée dans la complicité des partis du centre, partisans de la loi et de l’ordre contre la menace bolchévique :
Ce sont bien les libéraux italiens et les élites sociales qui ont installé Mussolini au pouvoir en 1922, les libéraux autoritaires qui, avec les milieux d’affaires, ont fait le choix de Hitler fin 1932, et les partis libéraux (FDP, FPÖ, CNI, puis UDF) qui, par «anticommunisme», ont accueilli et ont recyclé les anciens fascistes, nazis et collaborateurs d’Europe en 19451.
Ce libéralisme autoritaire est aujourd’hui bien en place sous la présidence de Macron, qui multiplie les interventions liberticides et les violences policières. Dans Politiques de l’extrême centre (2017), le philosophe Alain Deneault nous mettait déjà en garde contre la tentation autoritaire d’un libéralisme hégémonique2. La situation n’a fait, depuis, que s’aggraver. Les populations mises sous pression par l’inflation et les crises multiples (logement, migrations, climat…) cherchent une solution à l’effritement généralisé des conditions de vie en Occident. La tentation des extrêmes est une tentative désespérée pour sauver les apparences : sauver le “système”, ses lois et son ordre, à défaut de sauver les citoyens et les citoyennes supposés être le fondement des démocraties. Nous n’en sommes pas encore à ce point, mais c’est dans des conditions comme celles-là que s’enflamment les guerres civiles.
Recommencement
Malgré le réchauffement, les dernières années ont été en dents de scie pour les feux de forêts dans le Nord du Québec. Les étés, parfois pluvieux, parfois secs, ont donné tantôt des saisons calmes, tantôt des grands brasiers. La forêt boréale est une accélérationiste par nature. C’est un paysage hostile qui ne s’apprécie pas du premier coup d’œil, une terre pauvre, menaçante. La silhouette émaciée des épinettes noires, omniprésentes, leur donne l’air de coton-tiges qu’on aurait imbibés d’une épaisse résine inflammable. On dirait presque des arbres du désert, des Joshua trees du Nord, frêles, aigris, comme déjà morts. Ce sont pratiquement les seuls arbres qu’on y trouve avec le pin gris, dans les sablières, quelques sapins baumiers, et le mélèze laricin dans les tourbières. Il y a peu de feuillis : quelques peupliers, quelques bouleaux blancs, qui brûlent moins vite que les conifères.
Dans les moments de sécheresse, c’est comme si toute la forêt appelait de ses vœux sa propre mort. Les racines fatiguées puisent leur misère dans le sol acide des tourbières ou dans le sable pauvre qui couvre à peine le roc archaïque. Quand la pluie se fait attendre, les aiguilles sèches se tendent à la recherche de la première étincelle, du premier coup de tonnerre qui viendrait enfin délivrer l’arbre de sa souffrance séculaire. La forêt boréale est l’illustration la plus claire du principe de Lucrèce selon lequel tout ce qui a commencé doit finir. Quand elle n’est pas gelée dans l’hiver éternel, la forêt attend sa propre fin. Elle vit âprement dans l’air lourd empli de moustiques des grandes chaleurs nordiques, sans cesse prête à mourir pour que tout recommence.
Au deuxième jour de l’expédition à la Manicouagan, un pêcheur est tombé sur un gros ours noir qui traversait le chemin forestier. Les ours sont rarement dangereux dans ces régions. Ils ont tendance à s’enfuir quand ils croisent l’être humain, qui est encore leur principal prédateur. Depuis plusieurs jours, une femelle orignal avait été observée près du camp, et Jacquot, l’homme qui s’occupe de la pourvoirie, se demandait s’il ne devait pas tuer l’ours. Les femelles orignal mettent bas vers la fin mai ou le début juin, et l’ours devait la traquer, dans l’attente de pouvoir s’attaquer au veau naissant. Le genre de problème qui, dans ces régions, se règle d’un coup bien placé de 300 magnum.
Certains voient dans l’immensité de la forêt boréale un espace typique de la nature sauvage, mais la réalité est plus brutale. Ici, la nature n’est pas en équilibre, elle est en chute libre. Tout essaye de se tuer : les mouches et les moustiques vous sucent le sang, vous arrachent des bouts de peaux, les ours guettent les jeunes orignaux naissants, les pêcheurs vident les truites encore vivantes ou leur tapent la tête sur le bord des chaloupes et les hommes tuent tout ce qui entrave leurs intérêts ou la marche du progrès. Il n’y a pas de cycle de la nature, qu’une violence générale portée tout entièrement vers le meurtre. C’est la guerre de tout contre tout.
La forêt boréale était, autrefois, le domaine du caribou forestier, mais les coupes des compagnies ont ouvert des chemins aux prédateurs en plus de détruire les forêts anciennes où poussent le lichen dont ils s’alimentent. Alors que les vieilles forêts disparaissent entre les dents des abatteuses-groupeuses, quand elles ne brûlent pas tout simplement, les feuillus remontent vers le Nord, emmenant avec eux les orignaux qui les broutent. Oubliez la nature millénaire, la forêt est le dernier poste-frontière de la civilisation, un lieu d’extraction plus brutal encore que tout s’y passe loin des regards innocents.
Faire barrage
À ce titre, il faut voir le Barrage Daniel-Johnson pour comprendre l’ampleur du travail des zones frontalières. S’il y avait une esthétique de la destruction, ce serait celle-là. Premier grand projet lancé par Hydro-Québec dans le Nord, le complexe Manic-Outardes devait être le point culminant du génie canadien-français, le témoignage de l’entrée de la Province de Québec dans le “monde moderne”, quoi que cela veuille dire. L’Union Nationale, qui a lancé le projet en 1959, ne s’est donc pas contentée d’une simple digue. Il fallait quelque chose de grandiose, et c’est pour cela que les centrales sont abritées aujourd’hui par le “plus grand barrage à voûtes multiples et à contreforts du monde”, un ouvrage titanesque, même à l’échelle du 21e siècle. Avec ses 7 centrales, l’ensemble du complexe Manic-Outarde produit aujourd’hui un respectable 7 567 Mégawatts, ce qui en fait un des 10 complexes hydroélectriques les plus importants au monde. Dans leur Brève Histoire de la Révolution Tranquille (2021), les historiens Martin Pâquet et Stéphane Savard parlent de la nationalisation de l’hydro-électricité comme d’un équivalent de la conquête spatiale pour le Québec des années 19603. Un film de propagande de 1968 montre la Manic comme d’un chef d’œuvre de l’“homme du Québec”, sorte de pendant nord-américain à l’homo sovieticus de l’URSS.
L’ingénieur forestier Paul Provencher a pris plusieurs clichés des Innus qui fréquentaient la Manicouagan avant l’invasion d’Hydro-Québec. Ces images, conservées aux archives nationales, rendent compte du monde qui a été détruit par le développement hydroélectrique. Provencher était un personnage complexe. Prospecteur pour les compagnies américaines qui ont colonisé la Côte-Nord au début du 20e siècle, il était, d’après sa biographie rédigée par le romancier Gilbert Larocque, le “dernier des coureurs de bois4”. Son œuvre, constituée de photographies et d’aquarelles, documente ce territoire avant qu’il soit inondé. Pour tout le projet Manic-Outardes (ce qui inclut l’inondation d’un territoire de près de 2000 km²), les Innus de Pessamit ont reçu des compensations de 150 000$ en 1965.
Futurs annulés
Dans un de ses derniers ouvrages, Chronos (2020), l’historien François Hartog étudie le rapport de l’Occident au temps. Il poursuit un travail de longue haleine dont le jalon le plus connu est son Régimes d’historicité, publié en 2003, qui introduisait la notion de “présentisme” pour qualifier le régime d’historicité de la deuxième moitié du 20e siècle qui s’éloignait du futurisme de la modernité. Chronos, quant à lui, est le récit d’une cassure, d’un présentisme qui s’est radicalisé avec le 21e siècle pour être marqué par la conscience aiguë de la fin :
Mais aujourd’hui, peut-être l’écart entre ce que nos sociétés sont “en train de perdre” et ce qui est en train d’advenir est-il devenu si profond qu’elles ne savent même plus quoi “construire”, avant même de savoir comment le construire5 ?
Le livre d’Hartog s’ouvre sur un rappel de la distinction que les Grecs faisaient entre la Krisis (κρίσις), — le moment du jugement — et le Kairos (καιρός) — l’opportunité qui doit être saisie. Ce moment de crise politique, avec la montée tout azimuts des nouveaux fascismes est-il ce moment de καιρός que la gauche devrait saisir ? Les sondages pointent, pour l’instant, vers la victoire du Rassemblement National et un gouvernement d’extrême-droite. La victoire des partis de l’ordre semble plus probable. Et après ? Un média de gauche comme Lundi AM propose une mobilisation de la société civile6, la constitution d’un parti populaire qui serait en mesure de contester un gouvernement Macron-Bardella. Reste-t-il seulement une société civile ?
L’image du barrage Daniel-Johnson est sans doute une des plus évocatrices de ce qui a été fantasmé au Québec comme une “révolution” tranquille. Il est bien sûr possible de critiquer l’expression, son vocable grandiloquent, son exclusivisme national quand tout l’Occident se mettait au keynésianisme et aux grands projets d’infrastructures, mais le mouvement vers l’avant qui se voulait porté par les grands projets hydroélectriques montrait un désir de projeter la collectivité dans l’avenir, un avenir débile et destructeur, certes, quand on sait que ces barrages ont surtout servi à chauffer des piscines hors-terre et alimenter des alumineries, qui ont fourni le papier pour emballer les patates en papillote destinées aux grilles de tous les barbecues d’Amérique du Nord. N’empêche, la beauté gigantesque et destructrice du barrage Daniel-Johnson donne froid dans le dos. On imagine les milliers d’hommes et de femmes qui y ont travaillé durant des années, qui ont construit les usines de boulons et de ciment, loin au Nord, pour bâtir la structure. Le barrage Daniel-Johnson est une cathédrale tout entièrement dédiée au Progrès du Canada français. “On dirait qu’une société entière dit ce qu’elle est en train de construire avec les représentations de ce qu’elle est en train de perdre”, écrivait Michel de Certeau dans L’Écriture de l’histoire. Ce désir collectif, bêtement réifié dans le progrès technique que dénonçait déjà Borduas dans Refus Global (1948) quand il parlait de “passer la camisole de force à nos rivières tumultueuses en attendant la dégradation à volonté de la planète7”, fait tout de même envie. Il a semé derrière lui la mort, la bêtise et la dévastation, mais il avait quelque chose d’une définition du futur. Les gauches d’aujourd’hui sont souvent prises dans le formes anciennes, une nostalgie qui peine à trouver son présent et son futur. Elle sont dévitalisées dans un monde qui se meurt. Faire barrage a ses limites.
Ombles
L’omble de fontaine, salvelinus fontinalis, connu sous le nom commun de truite mouchetée, est un salmonidé d’eau douce qui peuple les lacs et les rivières du bouclier canadien et des Appalaches. C’est un poisson qui préfère l’eau vive à l’eau calme, mais il s’accommode bien des lacs nordiques, où il trouve une abondance de proies qui lui permettent de grossir avant de retourner frayer en rivière. Le lac est pour l’omble l’équivalent de l’océan pour le saumon. Il y passe une partie de sa vie avant de retourner dans sa rivière natale.
Les lacs du Nord sont des lacs d’eau noire, où la lumière pénètre difficilement. Pendant presque six mois, ils sont sous la glace. Leur fond est désert, presque sans végétation. L’oxygène dont dépendent les truites ne vient pas des plantes, mais surtout des courants et des vents qui remuent la surface. Le jour de l’ours, je m’étais dirigé vers un lac de tête où les truites étaient dit-on immenses. J’avais dû traverser quelques kilomètres de tourbières à pied pour m’y rendre, les bras chargés, pendant que le taons et les moustiques me mangeaient le visage. Puis, sur le lac, je n’ai pas pu trouver le bon endroit où jeter ma mouche. Je suis revenu bredouille ce jour-là.
Le territoire immense dans lequel vit la truite mouchetée a été créé par la dernière glaciation. À la fonte de l’inlandsis laurentidien, la hausse du niveau des eaux a laissé une étendue d’eau commune où les espèces ont pu circuler et coloniser certaines zones du bouclier canadien. C’est pour cette raison qu’il existe des lieux, à l’Ouest, où le doré jaune est l’espèce dominante. À l’Est, c’est salvelinus fontinalis qui habite les lacs en hauteur, alors que les rivières sont patrouillées par les grands brochets. À la construction du barrage, les brochets, les touladis et les ouananiches ont colonisé les 2000 kilomètres carrés du grand réservoir Manicouagan, laissant peu de place pour les ombles, qui ne trouvent pas autant de bonnes zones oxygénées dans les grandes aires pélagiques des réservoirs. Il est vertigineux de s’imaginer que l’humanité modifie autant l’espace du vivant, bientôt plus encore que l’a fait la glaciation du Quaternaire.
Hyperfascisme
Même si j’ai pu voir des continuités entre Giorgia Meloni et Benito Mussolini, cette dernière a su montrer que son hyperfascisme était d’une autre nature que celui des chemises noires. Inspirée de la alt-right, Meloni est une fasciste du futur : comique, médiatique et pragmatique. Oubliez le pas d’oie ou le bruit des bottes, le nouveau fascisme est drôle et décontracté. C’est l’ordre avec le sourire : la scie à chaîne de Milei, Donald Trump qui imite un handicapé… La gauche a beau être prise dans l’imaginaire de l’Internationale Ouvrière et de Léon Blum, la nouvelle droite n’a pas d’histoire, elle marche avec le présent en imaginant conserver un passé qui n’a jamais existé. Sa plus grande force est de n’aller vers rien.
Ce serait encore comique si “aller vers rien” n’impliquait pas aussi la destruction du monde. L’extrême droite et l’extrême centre partagent un même programme de maintien en place d’un système qui détruit les êtres humains comme les écosystèmes. Le maintien factice des institutions sert de paravent au délitement démocratique. C’est la grande innovation de l’hyperfascisme : il ne s’agit plus, comme pour Mussolini ou pour Hitler, de détruire la démocratie jusque dans ses symboles. L’hyperfascisme s’accommode parfaitement du vote et d’institutions potaches comme la “justice” ou le parlement. Au Canada, les Legault et les Poilièvre marchent dans les droite ligne de cette mouvance, déjà bien ancrée dans les mœurs américaines.
En 1936, alors que la France élisait le Front Populaire, une initiative locale, le Front Populaire de Montréal, piloté par Jean Péron du journal Clarté, est formée. Ce dernier Péron se présente à Québec en juillet 1936, accompagné du militant Charles Perry, pour défendre le programme auprès d’une foule de militants nationalistes dans le cadre d’un “débat” organisé par l’avocat Pierre Bertrand. De débat, il n’y aura pas. L’orateur est chahuté dès les premières phrases et doit s’enfuir avec Perry. D’après un article du Soleil, publié à l’époque, la police intervient rapidement pour éviter un lynchage. Perry et Péron s’en sortent, mais le Front Populaire de Montréal ne connaîtra de succès nulle part. Dans la presse généraliste, tous les fronts populaires, celui de Blum, mais surtout celui d’Espagne, sont dénoncés pour leur anticléricalisme. Quant à Clarté, le journal est fermé par le gouvernement de Maurice Duplessis l’année suivante sous le coup de la tristement célèbre loi du cadenas. Si l’Amérique n’a jamais eu besoin de parti fasciste, c’est que son fonctionnement est par essence fasciste. Le fascisme européen est, en comparaison, une anomalie folklorique, une folie. L’Amérique a été créée par le capitalisme naissant pour tuer, exproprier et extraire, c’est sa raison d’être, sa façon de faire, son fondement. Les hyperfascistes européens se sont par conséquent américanisés, ils portent en eux la désinvolture d’un système qui se sait désormais hégémonique.
Kalmias
Le sol boréal était couvert ces dernières semaines par les fleurs blanches du thé du Labrador. Il faut le ramasser avec parcimonie pour ne pas décimer les buissons qui se régénèrent lentement, mais on en tire une infusion délicieuse qui a des effets calmants. Ces effets sont dûs aux grayanotoxines qu’on retrouve dans les rhododendrons en général. Les Turcs ont un équivalent, le miel qui rend fou, tiré d’abeilles qui butinent les fleurs de rhododendron au Népal. Ils l’utilisent surtout comme un aphrodisiaque masculin à cause des effets sur le nerf vague de ces toxines qui ont un effet relaxant à faible dose. Les Innus l’utilisent plutôt pour les céphalées ou les crampes menstruelles. À forte dose, vous subirez des étourdissements, des vomissements, de la confusion, des tremblements, une perte de vision ou même la mort. Le thé du Labrador ne contient pas suffisamment de grayanotoxines pour vous envoyer à l’hôpital si vous en buvez des quantités normales, mais ses proches parents, les kalmias, eux, peuvent supposément vous tuer. C’est le cas du kalmia à feuilles d’Andromède, dont les fleurs rosées éclairent en ce moment les sous-bois du Nord. Ils sont facile à ne pas confondre, la feuille du kalmia est lisse, celle du thé du Labrador a un velours roux sur le dessous.
Ces deux plantes sont l’illustration du phramakon grec, la même toxine pouvant soit vous soigner, soit vous tuer, selon la plante que vous choisissez. Le kalmia doit son nom au naturaliste suédois Pehr Kalm, un élève de Linné qui a visité la Nouvelle-France entre 1749 et 1750, et qui a rapporté et décrit un grand nombre de specimens de ce genre pour le compte de son mentor. Il est regrettable qu’une si belle fleur porte le nom d’un vulgaire Suédois. Les Innus, qui l’utilisaient comme herbe médicinale bien avant l’invention de la Suède, l’appellent pour leur part “uishatshipaku”.
C’est une chose de s’approprier le territoire, c’en est une autre de le nommer aussi mal. Daniel Johnson, qui a donné son nom au barrage, n’a réussi comme exploit que de mourir d’une crise cardiaque à l’inauguration en 1968. L’île du réservoir Manicouagan, formée d’un astroblème né de l’impact d’un météorite avec la terre il y a 214 millions d’années, a été bêtement nommée île René-Levasseur du nom de l’ingénieur qui a signé les plans cette fois-là (les vrais ingénieurs du barrage étant Français et New Yorkais). Plus haut, vers Fermont, les monts Uapishka, ont été nommés horriblement monts Groulx, du nom d’un chanoine fasciste populaire chez les historiens nationalistes. Manicouagan est un terme qui tremble des forces chthoniennes des temps anciens, d’une forêt habitée d’esprits et de plantes qui peuvent vous soigner ou vous tuer, mais les technocrates qui ont colonisé l’Amérique n’ont jamais eu rien à faire de son passé. Ils n’ont toujours su qu’harnacher, couper, exproprier, mal nommer. J’imagine que c’est là que m’amène ce dédale, dans un monde mal nommé, en chute libre, où le projet de faire barrage est celui qui reste devant l’extinction ou la guerre civile. Si le pire devait arriver, il faudrait se rappeler que l’histoire connaîtra d’autres crises, d’autres brasiers. N’oublions pas l’épinette noire et sa patience boréale. La vie a connu d’autres cataclysmes, elle en connaîtra encore. C’est souvent par le feu que tout recommence.
Le Père Duchesne est en mode estival et devrait être de retour à la mi-août. N’hésitez pas à répondre directement à cette infolettre ou par mail à jesuislepereduchesne@gmail.com.
Johann Chapoutot, “Dans la nausée brune dont nous accable le pouvoir, les leçons des années 30”, Libération, 11 juin 2024, [lien]
Alain Deneault, Politiques de l’extrême centre, Montréal, Lux, 2017.
Martin Pâquet et Stéphane Savard, Brève Histoire de la Révolution Tranquille, Montréal, Boréal, 2021.
Gilbert Larocque, Paul Provencher - Le dernier des coureurs de bois, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1974.
François Hartog, Chronos - L’Occident aux prises avec le temps, Paris, Gallimard, 2020.
Je vais m'en tenir au délicieux thé du Labrador plutôt qu'à son parent.
Magnifique.